Un pas de plus
Florence K Artiste
Le mouvement #MoiAussi avait commencé depuis quelques jours déjà et j’hésitais toujours à y participer. Ne serait-ce qu’un élan, un début de mouvement fondé sur un momentum, cela irait-il au-delà des réseaux sociaux ou cela s’arrêterait-il sur nos écrans, comme nous l’avons vu il y a quelques années avec l’affaire Jian Ghomeshi ?
Et, en tant qu’artiste, où devrais-je tracer la ligne entre ma vie privée et ma vie publique, même si je prends beaucoup de plaisir à partager des pans de ma vie de tournée et de scène ainsi que des moments de ma vie de tous les jours avec mon public… Et surtout, même si j’avais déjà raconté dans mon premier bouquin mon expérience fort personnelle de la maladie mentale.
Puis, le 17 octobre, je suis à Los Angeles pour un événement artistique assez marquant dans ma carrière. Je nage dans le bonheur depuis quelques mois, ma fille se porte à merveille et entame sa vie de préadolescente avec beaucoup d’entrain, je vis une relation belle et saine avec un homme merveilleux — nous pensons même à devenir parents ensemble —, je viens de sortir un deuxième bouquin, je suis en train de préparer la sortie d’un album pour la mi-novembre, je démarre une entreprise. Ça fait des mois que je n’ai pas eu de crise d’angoisse et presque deux ans que j’ai cessé d’avoir peur de revivre des épisodes dépressifs. Bref, tout va bien, mieux que jamais, même. Un vrai « ça va bien ». Pas seulement circonstanciel, mais intérieur aussi.
Puis, à la lecture des nombreux témoignages #MoiAussi qui fusent sur internet, sous le coup de l’émotion forte que ceux-ci me procurent, les souvenirs se mettent à refaire surface, peu à peu. Et à me propulser vers le passé, vers un événement en particulier que je croyais depuis longtemps réglé, ou sinon, du moins, bien enfoui. Un événement dont j’avais toujours eu un peu honte, dans une période de ma vie qui, pour moi, relevait plus de ma témérité adolescente et de mon refus à cette époque de l’autorité. Un événement que je me croyais responsable d’avoir provoqué et qui, alors, était désormais de mon unique ressort de digérer et de régler. Mais un événement qui pourtant a longtemps teinté par après mes relations personnelles, qui a certainement eu un rôle à jouer dans le sentiment général de culpabilité que j’ai longtemps traîné, comme si tout était toujours de ma faute, comme si de toute façon, c’était à moi de prouver que je valais quelque chose.
Et à la lecture de tous les témoignages #MoiAussi, ça m’a frappé. J’avais écrit un livre entier sur ma dépression et sur les causes probables, physiologiques et psychologiques, de cette maladie chez moi, mais jamais je n’avais effleuré dans ses pages le fait qu’un homme de 23 ans mon aîné (vous ne le connaissez pas, il n’est pas du showbiz d’ici, et ce n’est pas un membre de ma famille non plus) avait gravement abusé de moi, lorsque j’avais 16 ans.
Comme si j’avais eu peur de toute façon que l’on m’accuse de mentir, de dramatiser, de blâmer les autres pour cet épisode de ma vie, de chercher de l’attention à tout prix, de vouloir détruire la vie d’un homme. Et pourtant…
Mardi dernier, grâce au courage des femmes et des hommes qui ont dénoncé, quelque chose en moi a été bouleversé, pour le mieux je crois, et j’ai compris à quel point ce qui m’était arrivé avec cet homme que je n’ose même plus qualifier de porc par respect pour l’espèce animale qui porte ce nom, avait eu de lourdes conséquences sur ma vie de femme. Et, poussée par le mouvement sincère, nécessaire et puissant du partage qui se déroulait sous mes yeux sur mon fil Facebook, #MoiAussi j’ai écrit un « post » #MeToo.
Ce n’est que la semaine dernière que quelque chose en moi a finalement débloqué. Que les points se sont connectés, que mon opinion de moi-même par rapport à cette histoire avait changé.
Nous traînons un lourd bagage. Nous descendons de générations entières de femmes qui n’avaient pas les mêmes droits que les hommes, de femmes qui n’avaient pas de voix, de femmes qui devaient se soumettre à la bonne volonté des hommes de leur entourage. Dans l’histoire de l’humanité, nous sommes parmi les premières qui ont revendiqué l’égalité. C’est un poids énorme à porter. C’est incrusté en nous depuis des siècles.
Ma fille a 11 ans. Dans cinq ans, elle en aura 16. J’ai choisi de parler pour qu’un jour elle comprenne que ceci est inacceptable.
Qu’aucun homme ou aucune femme ne peut s’accorder de droit sur quelqu’un d’autre. Pas seulement sur le plan sexuel, mais sur tous les plans.
Ce droit que certains s’accordent, au nom du pouvoir qu’ils ont entre les mains (un pouvoir, selon moi, souvent bien vide puisqu’entièrement relié au statut social ou politique et à l’argent, et non pas aux qualités humaines) de disposer des autres, selon leur bon vouloir. Ce n’est pas nouveau, on le sait bien. Ce dont nous avons été témoins la semaine dernière en est la preuve, l’esclavage en est la preuve, tout comme la façon dont bon nombre de nos biens de consommation sont produits aujourd’hui, dans des usines de pays du Sud-Est asiatique où les conditions des employés sont épouvantables, où on exploite des êtres humains.
Je me demande souvent ce qui trotte dans la tête de quelqu’un qui se dit : « Je suis plus important que les autres, j’ai le droit d’en abuser. De construire ma propre richesse sans me soucier de leur bien-être, et de me procurer du plaisir sexuel sur leur dos, en faisant fi de leur consentement et des conséquences de mes gestes, car ma propre jouissance passe en premier. »
J’ai dénoncé sur Facebook, mais mon souhait serait d’aller encore plus loin. D’un jour le regarder dans les yeux pour qu’il sache que j’étais peut-être jeune et naïve à l’époque, mais que je ne le suis plus.
C’est un processus que je réserverai pour l’instant à ma vie privée, pour des raisons personnelles et légales. Mais je souhaite du fond de mon cœur que tous ceux qui, comme lui, à travers le monde, ont abusé des autres, fassent un jour face à la justice. Et que la justice donne une plus grande chance aux victimes.
Merci et bravo à tous ceux qui ont parlé. Il est plus que temps que ce « droit de cuissage » qui sévit depuis des siècles chez les êtres qui se considèrent supérieurs aux autres, ceux qui se croient entitled, disparaisse des mentalités.
Et à ceux qui n’ont pas parlé ou dénoncé, souvenez-vous que ce n’est pas parce que certains le font, parce qu’ils sont psychologiquement prêts à le faire, que vous êtes dans l’obligation de le faire. Malgré l’importance de la vague qui vient de tout chambouler dans le monde terrifiant des « non-dits » et des « secrets de famille », dénoncer demeure une décision extrêmement personnelle résultant d’un processus interne parfois long et compliqué. Par contre, j’ose espérer que, contrairement à il y a deux semaines, notre société a fait un pas de plus et sera mieux préparée à recueillir le témoignage de ceux et celles qui le feront.
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