Éric Salvail
Un homme chanceux
Yves Boisvert
Éric Salvail a été chanceux de s’en tirer, après un témoignage aussi catastrophique. Il a ceci en commun avec l’autre acquitté de la semaine, Gilbert Rozon : il parle trop.
Rozon, dans sa version bizarre, prétendait que la plaignante était consentante. Salvail, lui, pensait avoir trouvé une défense encore plus imparable : l’alibi. Il n’était pas là ! Ça ne pouvait pas avoir eu lieu, vu qu’il ne travaillait même plus à Radio-Canada au moment des faits.
Et d’ajouter : je ne suis pas homme à faire ce genre de choses. Je n’agresse pas les gens, moi ! Une immense gaffe qui normalement aurait dû le couler. D’un coup, il mettait en jeu sa réputation. Dans notre système, on ne peut pas prouver qu’un accusé est « le genre de personne » à commettre un crime. On doit prouver qu’il a commis le crime x dont on l’accuse. La règle connaît une importante exception : si l’accusé lui-même plaide sa bonne réputation, la poursuite peut venir le contredire.
Et contredit, il l’a été.
Trois personnes sont venues en contre-preuve montrer qu’en effet, Salvail était exactement « ce genre de personne ».
On le savait, remarquez bien, depuis qu’on avait vu défiler dans les pages de La Presse le cortège de gens qui ont parlé à mes collègues Katia Gagnon et Stéphanie Vallet, et qui ont décrit le comportement vulgaire, harcelant, exhibitionniste, tripoteur de Salvail sur des décennies. Des gens qui ne savaient jamais quand ses prétendues « blagues de cul » allaient devenir une drague insistante, les prémices d’attouchements ou une énième sortie en public d’un pénis qui aurait pu avoir sa carte de l’Union des artistes, tant il avait fait d’apparitions.
Malgré cette notoriété, il a jeté les dés, il a osé : non, je ne connais pas cet individu, jamais vu, et moi, monsieur le juge, je ne fais pas ça !
Se faire ainsi détruire dans une contre-preuve est généralement fatal. Il ne s’agit pas ici d’une question d’interprétation. On ne se demande pas quelles étaient les vraies intentions. Si le consentement existait, s’il a été exprimé, si le rapport était ambigu, etc.
Non ! C’est archisimple. Salvail dit : 1) je n’étais pas là ; 2) jamais je ne ferais ça de toute manière.
Un accusé qui ment aussi grossièrement signe généralement son propre verdict de culpabilité. Et en écoutant le juge Alexandre Delmau rendre longuement son verdict vendredi, j’avais l’impression qu’il s’en allait directement là.
Pourquoi, alors, n’est-ce pas arrivé ?
Parce que le juge ne pouvait pas se contenter de trouver l’accusé menteur pour le condamner. Il fallait qu’il puisse s’appuyer sur le reste de la preuve. Et le reste de la preuve, c’était le témoignage de Donald Duguay. Or, il ne le trouve pas fiable.
Pourquoi ? Parce que quand il se trompe sur les évènements, survenus il y a 27 ans, il ne veut pas l’admettre. Il prétend qu’il est certain de choses qui ne se sont pas passées. Il en met trop. Peut-être de peur de ne pas être cru, justement, ou pour ne pas laisser paraître des faiblesses. Peut-être pour se mettre à l’abri du doute ?
Le juge énumère plusieurs exemples de ce qu’il considère comme une tendance à exagérer. À nier l’évidence d’une erreur somme toute banale. À rajouter des détails nouveaux avec le temps, comme pour charger davantage. Des courriels de dénonciation virulents de la procureure du dossier écrits par M. Duguay, en plein milieu de l’affaire, ce n’était pas l’idée du siècle, même s’il les a reniés par la suite. Est-ce qu’une colère fait de lui un témoin non fiable ? Non, mais peut-être est-ce un exemple de dénonciation excessive ? Est-ce qu’il a aussi rajouté quelques couches de gravité aux évènements, pour mieux garantir le résultats ? se demande le juge.
À la fin, on voit bien que « des évènements » ont eu lieu. Qu’il en a été affecté. Mais quoi exactement ? Est-ce vraiment allé jusqu’à la séquestration dans une toilette de Radio-Canada ? Le juge n’est plus capable de départager le vrai du faux, et c’est là que le doute devient « raisonnable » et que le magistrat décide de l’acquittement.
***
Par une sorte de hasard étrange, il a fallu que les deux plus gros dossiers du #metoo québécois trouvent leur aboutissement judiciaire la même semaine. Et dans les deux cas par un acquittement. Un acquittement après que de toutes les dénonciations médiatiques, on n’a retenu qu’une seule plainte contre les deux vedettes.
Même si la Couronne n’a pas de cause à gagner en principe, c’est une sorte de double échec pour le DPCP, parce que toute l’attention médiatique se porte sur deux dossiers.
Beaucoup ont déjà tiré des conclusions définitives sur le système de justice, sur le traitement des victimes et l’impunité supposée des criminels sexuels. Sans doute y a-t-il des leçons à tirer dans chaque dossier. N’est-ce pas ici un cas, vu l’ampleur médiatique de l’accusé, où le plaignant aurait eu avantage à être accompagné par un avocat personnel, comme le suggère le comité d’experts qui a produit son rapport cette semaine ?
Parce qu’à la fin, c’est beaucoup la « forme » de son témoignage, pour ne pas dire ses réactions personnelles, qui a coulé le « fond » du dossier.
Le juge le dit dans d’autres mots, mais M. Duguay semblait porter sur ses seules épaules le poids de faire obtenir une condamnation criminelle contre Éric Salvail. Comme s’il parlait au nom de tous les autres. C’est un poids qu’aucun plaignant ne devrait porter.
Mais s’il y a dans cette affaire des enseignements à tirer, au risque de me répéter, on devrait élargir le regard, redire qu’il y en a, des condamnations, avant de conclure qu’il n’y a « rien à faire » ou qu’on ne croit « jamais » les victimes. On ne juge pas tout ce système très perfectible en se fondant sur deux cas particuliers.
En attendant qu’on mette en œuvre cette réforme des affaires d’agression sexuelle, il n’est peut-être pas inutile non plus de dire que le mouvement #metoo ne trouve pas la preuve de sa pertinence seulement dans les palais de justice. Mais aussi, surtout, dans des changements sociaux, de comportement, de rapports de forces plus profonds…
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