Publié le 09 octobre 2010 à 00h00 | Mis à jour le 09 octobre 2010 à 07h50
La dérive afghane
Michèle Ouimet
La Presse
(Kaboul) L'Afghanistan est devenu plus violent que l'Irak. Les kidnappings se multiplient, les attaques aussi. Pour les agences de sécurité privées, c'est l'Eldorado. En août, le gouvernement Karzai a décidé de les chasser du pays. Avec le retrait progressif des troupes américaines et canadiennes, la question se pose: qui va protéger les travailleurs humanitaires et les civils, incluant les Canadiens? Portrait d'un pays à la dérive.
Homayoun Shah Assefy a été enlevé il y a un an.
Tout s'est passé très vite. Il était 23h lorsque quatre hommes armés sont sortis de leur 4x4 pour se ruer sur l'auto de Homayoun Shah Assefy. Ils lui ont bandé les yeux et attaché les mains, puis ils l'ont jeté dans leur voiture, le canon d'un fusil pointé sur sa nuque.
«Quand ils m'ont bandé les yeux, ils étaient très calmes, raconte Homayoun Shah. Je me suis dit qu'ils étaient plus efficaces que les ministres de Karzai. C'est fou ce qui peut nous passer par la tête dans ces moments-là.»
Ils ont roulé dans Kaboul, puis ils se sont brusquement arrêtés. «En me tirant de la voiture, ils m'ont donné un coup de poing au visage, puis un autre dans le ventre.»
«Ils voulaient de l'argent. Ils pensaient que j'étais riche parce que je suis le cousin du roi d'Afghanistan. Je leur ai expliqué que j'avais quelques propriétés et 1000$US dans un compte. Pas une fortune. Ils m'ont dit: "Quand on va couper ta main et l'envoyer à ta famille, ils vont payer!" Ils voulaient un million de dollars.»
Ils l'ont ensuite jeté dans un trou, une fosse creusée dans la terre d'une profondeur de cinq mètres. Il a atterri à côté d'un autre otage, le fils du vice-président d'une banque.
«La fosse était très étroite, j'étais collé sur l'autre otage. Si je bougeais un bras ou une jambe, il devait faire la même chose.»
C'était en octobre 2008. Le 19, précise Homayoun Shah qui raconte son histoire sans émotion. «J'ai l'impression d'avoir joué dans un mauvais film», dit-il en tirant sur sa cigarette.
Il a 70 ans, il a fumé toute sa vie. Il soupire en regardant sa cigarette. «Il faudrait que j'arrête.»
Un éclairage cru éclaire le salon. Il est 19h, Kaboul est plongé dans le noir. Depuis son enlèvement, des gardes du corps surveillent sa maison.
Grand, épaules larges, teint basané, cheveux gris, sourcils broussailleux, regard franc.
«Pendant ma détention, j'ai perdu la notion du temps et de la réalité. Je me rappelle qu'une fois, j'ai bougé, et l'autre m'a demandé: "Mais qu'est-ce que tu fais?" Je lui ai répondu:"Je veux ouvrir une fenêtre".»
Une fois par jour, les ravisseurs descendaient une galette de pain attachée au bout d'une ficelle. «C'était tellement humide dans notre trou que le pain moisissait en quelques heures.»
Les ravisseurs étaient des criminels, pas des talibans, précise Homayoun Shah. «Les talibans ont écrit à ma famille pour leur dire qu'ils n'avaient rien à voir dans cette histoire. Ils ont même ajouté que s'ils attrapaient les ravisseurs, ils les couperaient en morceaux.»
Homayoun Shah n'est pas une exception. L'industrie du kidnapping est en plein essor en Afghanistan. Les enlèvements sont souvent organisés par des criminels. Leur cible de choix: les hommes d'affaires afghans. Les familles négocient et paient, puis l'affaire est étouffée.
Les talibans, eux, visent plutôt les étrangers et les journalistes. Là aussi, les pays négocient en douce la libération de leurs otages.
Selon Nic Lee, directeur de l'ONG Afghanistan Safety Office, de 50 à 60 travailleurs humanitaires sont enlevés chaque année en Afghanistan. Si on ajoute les kidnappings d'Afghans, on grimpe facilement à 500.
L'année 2010 a été particulièrement violente. L'Afghanistan a déclassé l'Irak. Le nombre de combats a augmenté de 60% et davantage de civils ont été tués. En 2006, les talibans étaient actifs dans 4 des 34 provinces du pays. Aujourd'hui, ils sont présents dans 33 provinces. Kaboul est encerclé. Les grands axes routiers qui relient la ville au reste du pays ne sont plus sécuritaires.
«La situation se détériore, affirme Homayoun Shah. Pourtant, il y a 150 000 soldats étrangers et 200 000 policiers et soldats afghans. Les insurgés sont aux portes de Kaboul.»
Abdullah Abdullah a sillonné le pays l'année dernière lorsqu'il s'est présenté contre Karzai à l'élection présidentielle. Aujourd'hui, dit-il, ce serait impensable. «Le tiers des endroits que j'ai visités ne sont plus accessibles à cause des problèmes de sécurité. Les talibans étendent leur influence. Ils sont partout, même aux portes de Kaboul.»
Pourtant Kaboul semble vivre normalement: les échoppes sont ouvertes, les autos circulent dans l'anarchie, les grandes artères sont paralysées par des bouchons monstres, les enfants vont à l'école et le centre-ville est, comme toujours, recouvert d'une fine couche de poussière. Mais le calme est trompeur. Bien des routes sont bloquées par des sacs de sable et des guérites, surtout dans le quartier des ambassades, véritable forteresse au coeur de la ville.
Même l'ONU a été touchée. Le 28 octobre 2009, un de ses bâtiments a été attaqué à Kaboul. Cinq employés sont morts. Les attentats suicide se sont multipliés, créant une psychose dans la population. Même si la situation s'est calmée depuis l'été, les étrangers se barricadent.
La devanture est quelconque: une façade en tôle ondulée qui donne sur le trottoir. À la nuit tombée, les étrangers sortent discrètement de leur voiture conduite par des Afghans et frappent à la porte. Un garde armé jette un oeil. Look occidental. Entrez.
Deux hommes armés fouillent les sacs et balaient les gens avec un détecteur de métal. Au fond du jardin, une autre porte verrouillée. Deux coups discrets. Derrière, on exige une carte d'identité.
N'entre pas qui veut au restaurant Gandamak. Seuls les étrangers sont acceptés, les Afghans ne sont pas admis. C'est ici que les travailleurs humanitaires viennent se détendre et prendre un verre. Car Gandamak a un bar dans un sous-sol sans fenêtre. Clandestin, bien sûr, car l'alcool est interdit en Afghanistan.
La police n'a jamais fait de descente. «Nous avons d'excellents contacts», dit le gérant avec un clin d'oeil.
Le décor est chic, le menu raffiné. Comme les prix. Des pâtes et un verre de vin coûtent 40$. Le tiers des Afghans gagnent moins de 1 $US par jour.
À une table, une dizaine de femmes discutent autour de plusieurs bouteilles de vin. La plupart travaillent pour l'ONU.
Depuis que les talibans ont frappé, disent-elles, l'ONU a resserré ses mesures de sécurité. Presque tous les employés ont dû aller vivre à l'intérieur du gigantesque compound des Nations unies. Seules quelques rares sorties sont autorisées. Couvre-feu à 23h, obligation de se promener dans des voitures blindées, interdiction de fréquenter les restaurants.
Ce soir-là, au Gandamak, les employées de l'ONU ont décidé de briser les règles. Il y a un risque, mais le besoin viscéral de décompresser est plus fort que tout. «On vit dans une bulle qui nous rend paranoïaques», explique Brenda, une latino qui travaille à Kaboul depuis 18 mois.
Elles n'ont pas peur, car elles sont protégées par des gardes de sécurité privés. Le problème, disent-elles, c'est que Karzai a décidé de les chasser du pays. Ils ont quatre mois pour plier bagage.
«C'est la police et l'armée afghane qui vont assurer notre surveillance, dit France. Ils ne sont pas prêts et trop faciles à corrompre.»
Le chef de police de Kaboul, Abdul Rahman Rahman, lui, nage en plein optimisme. «Des kidnappings? demande-t-il. Donnez-moi un seul exemple depuis le début de l'année.»
Kaboul violent? «Pas du tout, proteste-t-il, la criminalité a diminué de 70% depuis un an et demi, c'est-à-dire depuis que j'ai été nommé chef. Et nous avons arrêté 48 groupes terroristes.»
Le pire problème à Kaboul? Il réfléchit. «Le manque de formation des policiers.»
Et les attentats suicide? Les enlèvements? Kaboul quasiment encerclé par les insurgés?
Il balaie tout ça de la main. Kaboul se porte bien.
Et Homayoun Shah Assefy? Il a finalement été libéré le 26 octobre. Il est resté sept jours dans le fond de son trou, avec à peine assez d'air pour respirer.
Sa famille n'a pas payé de rançon. Le chef des services secrets a remué ciel et terre pour le retrouver. Après tout, c'est le cousin du roi qui a été enlevé. Il était là, lorsque Homayoun Shah a été sorti de sa fosse. Il portait un habit flambant neuf pour l'occasion.
«Je me suis jeté dans ses bras pour l'embrasser et j'ai taché son bel habit, se rappelle Homayoun en souriant. J'étais dégoûtant, complètement couvert de boue.»
Il se souvient d'avoir pris une longue douche, la plus longue de sa vie.
Peu de temps après sa libération, il a rencontré le président Karzai. «Il m'a demandé: "Sais-tu qui t'a kidnappé?" Je lui ai répondu: "Tu es mon seul ennemi." Karzai croit que ses adversaires ont organisé mon enlèvement pour mettre ça sur son dos.»
Il ne fait pas de cauchemars. Par contre, il a perdu sa liberté. Finies les longues promenades seul dans les montagnes.
Son unique cauchemar, c'est d'être obligé de sortir en voiture blindée avec des gardes du corps à ses trousses pour acheter du café au coin de la rue.
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