Re: Le vrai visage des conservateurs.
Publié : dim. mai 23, 2010 8:38 pm
Courtiser la «quatrième soeur»
Les conservateurs font du conservatisme social leur carte séduction auprès des immigrants.
Ottawa — Les «trois sœurs» du conservatisme sont maintenant quatre. Après avoir réuni les conservateurs populistes de l'Ouest, ceux fiscaux de l'Ontario et les vieux bleus du Québec, Stephen Harper cible une nouvelle clientèle qu'on croyait acquise aux libéraux: les immigrants. Et pour les attirer, il utilise sa carte atout: celle du conservatisme social, l'idée d'une droite aux valeurs bien campées.
Plusieurs associeront le titre Wind of Change à un hymne pop du groupe Scorpions. Mais pour les partisans de Stephen Harper, l'expression «winds of change» renvoie plutôt au moment charnière d'un discours majeur prononcé il y a 14 ans à Calgary.
Ce soir de mai 1996, le jeune député Harper expose sa théorie dite des «trois soeurs», pierre d'assise de la fusion de la droite au Canada. Il s'agit en somme d'unir les conservateurs de l'Ouest, de l'Ontario et du Québec en une seule et grande famille. Un mariage de raison qui lui permettra de prendre le pouvoir 10 ans plus tard.
Mais l'union des trois soeurs n'a pas été suffisante, et il faut trouver d'autres conservateurs pour espérer former une majorité. Où? Stephen Harper a depuis longtemps sa petite idée. Dans un autre discours célèbre, prononcé en 2003 devant le groupe sélect Civitas, M. Harper insistait déjà sur la nécessité de tendre une perche aux électeurs libéraux susceptibles «d'être attirés par un parti qui a de solides points de vue sur la famille et les valeurs». Notamment, ajoutait-il, les immigrants.
Selon l'ancien conseiller de M. Harper, Tom Flanagan, ce groupe représente la «quatrième soeur», celle dont le vote permettra de faire basculer quelques circonscriptions-clés dans le camp des bleus (surtout à Vancouver et à Toronto). D'autant plus que, d'ici 2031, Statistique Canada estime qu'environ la moitié des Canadiens de 15 ans et plus seront nés à l'étranger ou auront un parent né à l'extérieur du pays. C'est avec eux que le Parti conservateur veut s'établir comme le «parti naturel du Canada».
Pourtant, cette clientèle de nouveaux Canadiens est plus spontanément associée aux libéraux — le parti du multiculturalisme. Dans un document datant de 2007 et détaillant l'offensive de charme à mener pour attirer les immigrants, les stratèges du Parti conservateur notaient que «les nouveaux Canadiens connaissent toujours mal les conservateurs [et] craignent les politiques anti-immigration» associées à ceux-ci.
Pour briser cette barrière, on a décidé de titiller la fibre de la moralité de ces immigrants. On leur dit que le conservatisme social du Parti conservateur du Canada (PCC) est plus près de leurs valeurs traditionnelles que ce que peut offrir le Parti libéral (le parti du mariage gai, après tout).
C'est le ministre de l'Immigration, le loyal et efficace Jason Kenney, qui mène cette vaste opération charme. Entre 2006 et l'élection de 2008,
M. Kenney y a mis toute la gomme. Avec son «Ethnic Outreach Team», M. Kenney a sillonné le pays (500 rencontres en deux ans, dit-on) en vantant les valeurs conservatrices sociales, ciblant des groupes identifiés de manière très précise.
Les conservateurs estiment que 80 % des immigrants pourraient être influencés par ce discours. L'élection de 2008 leur donna en partie raison, alors que le PCC a grappillé une dizaine de sièges autour de Vancouver et de Toronto. Mais surtout, on calcule que le support ethnique des libéraux a perdu 19 points, tous étant allés aux conservateurs. Le message a fait son bout de chemin.
Théo-cons
Cette promotion ouverte du conservatisme social est en droite ligne avec la filiation revendiquée de Stephen Harper avec le théo-conservatisme. Dans son discours de 2003, le futur premier ministre expliqua à la foule la différence entre les néo-conservateurs — dont le conservatisme est surtout économique — et les théo-conservateurs, qui placent la promotion de certaines valeurs au centre de pratiquement toutes leurs décisions.
«La vérité, disait M. Harper, c'est que le vrai programme et la définition des enjeux sont passés des enjeux économiques aux valeurs sociales. Les conservateurs doivent faire de même.» Il estimait alors que le vrai défi à relever était de combattre le «relativisme et la neutralité morale» de la gauche et des libéraux. L'ennemi du conservatisme social, affirmait-il, est le nihilisme moral.
Dans un tel environnement, ajoutait M. Harper, «les conservateurs sérieux ne peuvent se tenir loin des questions de valeurs. Sur un vaste ensemble d'enjeux de politiques publiques, incluant les affaires étrangères et la défense, la justice, la famille ou les services sociaux, les valeurs sociales sont plus que jamais le gros enjeu». Il ne faut pas se soucier seulement de ce que l'État coûte, mais aussi de ce qu'il transmet comme valeurs, disait M. Harper.
«Les deux mouvements sont à la fois semblables et distincts», précise aujourd'hui Jonathan Malloy, professeur de sciences politiques à l'Université Carleton et spécialiste de l'imbrication entre politique et religion. «La différence, c'est que les néo-cons veulent un État le plus effacé possible alors que les théo-cons croient que l'État a un rôle à jouer dans la construction de certaines institutions sociales, comme la famille, la religion, etc. Leur principale priorité n'est pas tellement économique que sociale.»
Et ce discours peut effectivement être porteur chez les immigrants, croit M. Malloy. «Il est évident que les ressortissants de plusieurs communautés ne sont pas à l'aise avec le mariage gai, l'avortement, etc. En jouant sur ce plan, les conservateurs peuvent attirer certains immigrants dans leur camp. Sauf que cette stratégie a ses limites. Il ne faut pas pousser trop fort. Si certains immigrants seront sensibles aux enjeux familiaux, ils vont aussi être attachés au droit des minorités, par exemple. Et ils ne voudront pas tous d'une rhétorique chrétienne.»
Au final, Jonathan Malloy pense donc que la stratégie aura des effets limités, parce que les «conservateurs commencent à avoir fait le plein de votes chez les électeurs sociaux-conservateurs».
La sociologue Marie-Andrée Roy, professeure à l'UQAM, doute également du potentiel ultime de la démarche. «Certains immigrants vont mettre en question la liberté sexuelle qu'on a au Canada, c'est vrai. Ils vont considérer que les valeurs entourant la famille ne sont pas assez soutenues. Là, les conservateurs vont marquer des points. Mais c'est une fraction des immigrants, je crois. La majorité est ici avant tout pour travailler, refaire sa vie et offrir à ses enfants un avenir meilleur.»
http://www.ledevoir.com/politique/canad ... ieme-soeur" onclick="window.open(this.href);return false;
Les conservateurs font du conservatisme social leur carte séduction auprès des immigrants.
Ottawa — Les «trois sœurs» du conservatisme sont maintenant quatre. Après avoir réuni les conservateurs populistes de l'Ouest, ceux fiscaux de l'Ontario et les vieux bleus du Québec, Stephen Harper cible une nouvelle clientèle qu'on croyait acquise aux libéraux: les immigrants. Et pour les attirer, il utilise sa carte atout: celle du conservatisme social, l'idée d'une droite aux valeurs bien campées.
Plusieurs associeront le titre Wind of Change à un hymne pop du groupe Scorpions. Mais pour les partisans de Stephen Harper, l'expression «winds of change» renvoie plutôt au moment charnière d'un discours majeur prononcé il y a 14 ans à Calgary.
Ce soir de mai 1996, le jeune député Harper expose sa théorie dite des «trois soeurs», pierre d'assise de la fusion de la droite au Canada. Il s'agit en somme d'unir les conservateurs de l'Ouest, de l'Ontario et du Québec en une seule et grande famille. Un mariage de raison qui lui permettra de prendre le pouvoir 10 ans plus tard.
Mais l'union des trois soeurs n'a pas été suffisante, et il faut trouver d'autres conservateurs pour espérer former une majorité. Où? Stephen Harper a depuis longtemps sa petite idée. Dans un autre discours célèbre, prononcé en 2003 devant le groupe sélect Civitas, M. Harper insistait déjà sur la nécessité de tendre une perche aux électeurs libéraux susceptibles «d'être attirés par un parti qui a de solides points de vue sur la famille et les valeurs». Notamment, ajoutait-il, les immigrants.
Selon l'ancien conseiller de M. Harper, Tom Flanagan, ce groupe représente la «quatrième soeur», celle dont le vote permettra de faire basculer quelques circonscriptions-clés dans le camp des bleus (surtout à Vancouver et à Toronto). D'autant plus que, d'ici 2031, Statistique Canada estime qu'environ la moitié des Canadiens de 15 ans et plus seront nés à l'étranger ou auront un parent né à l'extérieur du pays. C'est avec eux que le Parti conservateur veut s'établir comme le «parti naturel du Canada».
Pourtant, cette clientèle de nouveaux Canadiens est plus spontanément associée aux libéraux — le parti du multiculturalisme. Dans un document datant de 2007 et détaillant l'offensive de charme à mener pour attirer les immigrants, les stratèges du Parti conservateur notaient que «les nouveaux Canadiens connaissent toujours mal les conservateurs [et] craignent les politiques anti-immigration» associées à ceux-ci.
Pour briser cette barrière, on a décidé de titiller la fibre de la moralité de ces immigrants. On leur dit que le conservatisme social du Parti conservateur du Canada (PCC) est plus près de leurs valeurs traditionnelles que ce que peut offrir le Parti libéral (le parti du mariage gai, après tout).
C'est le ministre de l'Immigration, le loyal et efficace Jason Kenney, qui mène cette vaste opération charme. Entre 2006 et l'élection de 2008,
M. Kenney y a mis toute la gomme. Avec son «Ethnic Outreach Team», M. Kenney a sillonné le pays (500 rencontres en deux ans, dit-on) en vantant les valeurs conservatrices sociales, ciblant des groupes identifiés de manière très précise.
Les conservateurs estiment que 80 % des immigrants pourraient être influencés par ce discours. L'élection de 2008 leur donna en partie raison, alors que le PCC a grappillé une dizaine de sièges autour de Vancouver et de Toronto. Mais surtout, on calcule que le support ethnique des libéraux a perdu 19 points, tous étant allés aux conservateurs. Le message a fait son bout de chemin.
Théo-cons
Cette promotion ouverte du conservatisme social est en droite ligne avec la filiation revendiquée de Stephen Harper avec le théo-conservatisme. Dans son discours de 2003, le futur premier ministre expliqua à la foule la différence entre les néo-conservateurs — dont le conservatisme est surtout économique — et les théo-conservateurs, qui placent la promotion de certaines valeurs au centre de pratiquement toutes leurs décisions.
«La vérité, disait M. Harper, c'est que le vrai programme et la définition des enjeux sont passés des enjeux économiques aux valeurs sociales. Les conservateurs doivent faire de même.» Il estimait alors que le vrai défi à relever était de combattre le «relativisme et la neutralité morale» de la gauche et des libéraux. L'ennemi du conservatisme social, affirmait-il, est le nihilisme moral.
Dans un tel environnement, ajoutait M. Harper, «les conservateurs sérieux ne peuvent se tenir loin des questions de valeurs. Sur un vaste ensemble d'enjeux de politiques publiques, incluant les affaires étrangères et la défense, la justice, la famille ou les services sociaux, les valeurs sociales sont plus que jamais le gros enjeu». Il ne faut pas se soucier seulement de ce que l'État coûte, mais aussi de ce qu'il transmet comme valeurs, disait M. Harper.
«Les deux mouvements sont à la fois semblables et distincts», précise aujourd'hui Jonathan Malloy, professeur de sciences politiques à l'Université Carleton et spécialiste de l'imbrication entre politique et religion. «La différence, c'est que les néo-cons veulent un État le plus effacé possible alors que les théo-cons croient que l'État a un rôle à jouer dans la construction de certaines institutions sociales, comme la famille, la religion, etc. Leur principale priorité n'est pas tellement économique que sociale.»
Et ce discours peut effectivement être porteur chez les immigrants, croit M. Malloy. «Il est évident que les ressortissants de plusieurs communautés ne sont pas à l'aise avec le mariage gai, l'avortement, etc. En jouant sur ce plan, les conservateurs peuvent attirer certains immigrants dans leur camp. Sauf que cette stratégie a ses limites. Il ne faut pas pousser trop fort. Si certains immigrants seront sensibles aux enjeux familiaux, ils vont aussi être attachés au droit des minorités, par exemple. Et ils ne voudront pas tous d'une rhétorique chrétienne.»
Au final, Jonathan Malloy pense donc que la stratégie aura des effets limités, parce que les «conservateurs commencent à avoir fait le plein de votes chez les électeurs sociaux-conservateurs».
La sociologue Marie-Andrée Roy, professeure à l'UQAM, doute également du potentiel ultime de la démarche. «Certains immigrants vont mettre en question la liberté sexuelle qu'on a au Canada, c'est vrai. Ils vont considérer que les valeurs entourant la famille ne sont pas assez soutenues. Là, les conservateurs vont marquer des points. Mais c'est une fraction des immigrants, je crois. La majorité est ici avant tout pour travailler, refaire sa vie et offrir à ses enfants un avenir meilleur.»
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