ÉDUCATION
Lucien Francoeur se vide le coeur
Sophie Durocher
23-05-2011 | 05h41
Un ministère de l'Éducation complètement déconnecté de la réalité ; des étudiants gavés de gadgets qui sont incapables de comprendre des consignes de base ; des illettrés qui n'ont pas de culture ; des exigences qui ont baissé à tous les niveaux... Le bilan que fait Lucien Francoeur après 30 ans d'enseignement au cégep est plutôt terrifiant. Le rockeur et poète de 62 ans enseigne la littérature au Collège de Rosemont depuis 1981. Trois décennies plus tard, Lucien Francoeur, encore passionné par son métier, tire la sonnette d'alarme.
SOPHIE : En quoi tes élèves de 2011 sont-ils différents de ceux de 1981 ?
LUCIEN : Ce n'est pas seulement une nouvelle génération. C'est une nouvelle espèce. Ils font partie d'une civilisation qui est celle du numérique. Nous, les plus de 30 ans, on est dans l'analogue. On est VHS, ils sont MP3. On est brosse, craie, tableau. Ils sont dans la navette spatiale avec cellulaire, laptop et iPod.
Maintenant tout enfant est équipé comme s'il travaillait à la NASA. Quand il arrive à l'école, il a déjà chatté, pris ses courriels, écouté son iPod, parlé au cellulaire. Quand il rentre dans la classe, c'est un retour en arrière.
On sait que le cerveau humain s'est modifié quand l'homme a découvert le feu, quand il a inventé la roue. Mais personne ne s'est rendu compte que depuis 15 ans toutes les machines qui sont utilisées font qu'il y a des parties du cerveau qui fonctionnent moins. On continue à concocter des réformes comme si c'était le même genre de cerveaux qu'avant.
C'est un désastre, c'est une bombe qui va exploser.
Au fil de ces trente dernières années, comment tes exigences comme professeur ont-elles changé ?
Avant, on demandait un travail de session de 12 pages. Maintenant, une analyse littéraire, c'est 750 mots. Trois paragraphes, trois idées principales (oublie les idées secondaires)... Le tiers de la classe me donne ça exactement, un tiers me le donne à moitié et un tiers me le donne pas du tout.
Il y a dix ans, mes élèves faisaient leur propre page titre. Maintenant, je fais la page titre et ils doivent la compléter. Mais même ça, un tiers de la classe n'arrive pas à le faire !
Un élève qui entre au collégial de nos jours, il faut lui enseigner ce qu'est un livre. «Il y a une page couverture. Il y a deux noms. Il ne faut pas confondre le nom de l'auteur (Molière) et le titre du livre (Don Juan)».
Lucien, tu me racontes ça et je suis convaincue que tu en rajoutes. Tu exagères ?
Je te le jure ! C'est aussi simpliste que ça. Il faut que je leur explique «recto verso» ! Et «simple interligne». T'es obligé de leur montrer tout ça parce qu'ils sont toujours sur des machines. Les feuilles, les cahiers, c'est archaïque pour eux. Il y a un immense problème.
Une année, pour m'amuser, j'ai fourni un Q-tip avec mon plan de cours. J'ai dit à mes étudiants : «Vous avez les oreilles propres et vous entendez. Mais vous n'écoutez pas ! Parce que je ne parle pas comme vos machines...»
C'est fini le prof qui parle avec des élèves qui prennent des notes. Le seuil de tolérance est de 12 minutes. Après, tu dois t'arrêter pour faire un exercice. C'est tellement aberrant !
Il y a des profs qui n'écrivent même plus au tableau, c'est une perte de temps, les étudiants ne sont pas capables de suivre ! Ils donnent un texte à leurs étudiants et ils le lisent ensemble. Chaque prof a sa stratégie pour être «compris». Bientôt on va se battre juste pour être "entendu".
On a beaucoup parlé récemment de l'évaluation des professeurs. Qu'en penses-tu ?
Je suis d'accord qu'on évalue les profs. Mais ce qu'on propose, c'est toujours des évaluations de terroriste ! C'est les élèves, les cancres, qui vont évaluer les profs ? Voyons donc !
Comment un élève qui ne sait pas ce que signifie «recto verso», ou «simple interligne» peut-il évaluer si son prof a bien enseigné une analyse littéraire ? Comment un élève qui a été expulsé de sa classe pour des raisons qui lui paraissent aberrantes (son cellulaire a sonné trois fois de suite) peut-il être crédible dans une évaluation ?
Dans une classe, tu as un tiers assez fort, un tiers qui se débrouille, et un tiers qui n'a pas sa place. Ce n'est pas de l'analphabétisme, mais c'est pas loin. De l'illettrisme, oui, parce qu'ils n'ont aucune culture.
Comment as-tu vu le rôle du ministère de l'Éducation évoluer pendant ces 30 années ?
Ils sont déconnectés. Ils disent toujours : «on va faire une nouvelle grammaire, on va changer la terminologie, on va faire des nouveaux manuels, on va changer le bulletin». C'est toujours la façade qui est abordée. Ils ne s'intéressent jamais au coeur du problème : le professeur et l'élève, les deux éléments fondamentaux d'une société. La réflexion ne se fait pas à la bonne place, elle ne se fait pas en profondeur.
L'éducation au Québec, c'est un bordel parce que notre ministère de l'Éducation est trop gros. C'est le plus gros au monde et il faut qu'ils justifient leur job. Moi, je les enverrais dans les écoles, dans les classes ! On n'a pas besoin d'une autre grammaire ! La grammaire, ça s'enseigne toujours comme avant, le participe passé s'accorde comme ci comme ça.
Si tu voyais ce que le Ministère nous suggère comme manuels ! C'est fait par des pédagogues qui n'ont pas mis les pieds dans une école depuis 20 ans, qui vivent dans une bulle. Il y a 240 pages d'explications, avec des trucs tellement pointus... C'est comme s'ils vivaient en milieu fermé et qu'ils tripaient entre eux, pour s'impressionner les uns les autres.
Et les réformes ?
Qu'est-ce qu'il fout le maudit Ministère à nous envoyer des «réformes du champ lexical» ? Lâche-moi avec ton «champ lexical», on n'est pas sur la même planète !!! Je ne suis pas rendu là, j'en suis à leur apprendre comment fonctionne un dictionnaire !
Les élèves viennent me demander ce que signifie «n. m.»! Il faut que je leur explique que ça signifie : nom masculin. Il faut que je retourne à la case départ.
Pourquoi tu continues à enseigner alors que tu pourrais prendre ta retraite ?
La littérature est une passion. Elle est de plus en plus difficile à vivre, je peux flyer de moins en moins haut. Mais je suis content de savoir que je vais enseigner Rimbaud, Camus, Vian en septembre pro-chain. J'ai la certitude que je vais réussir dans ce «free for all» à rejoindre des étudiants. Il y a un pourcentage d'élèves à qui je vais faire faire des progrès. J'ai encore un rôle à jouer.
* * *
À PROPOS...
DU NIVELLEMENT PAR LE BAS
«On dit que c'est élitiste, de séparer les élèves... C'est bien dommage, mais l'héritage de la contre-culture, de la Révolution tranquille, qui a fait qu'on met tout le monde dans la même classe, c'est un échec.
Celui d'en bas ne monte pas. Et c'est celui d'en haut qui finit par manquer ce à quoi il aurait droit. Ça ne peut plus fonctionner. Et ce n'est pas méprisant de dire qu'il y a un tiers de mes élèves qui ne maîtrisent pas la base du français écrit et qui ne devraient pas être dans un cours de littérature. S'ils ne comprennent pas «recto verso» ou «nom masculin», comment peuvent-ils comprendre «la nature et la religion dans Attala de Chateaubriand» ? La marche est trop haute !»
DES IMMIGRANTS
«Les élèves qui viennent d'ailleurs maîtrisent trois langues : leur langue maternelle, l'anglais qu'ils apprennent tous; et le français qu'ils ont appris avec des méthodes traditionnelles. Le Québécois "de souche" dit un mot sur quatre en anglais (fun, top, chill), mais il ne peut pas avoir une conversation en anglais. Et sa langue maternelle, il l'écrit phonétiquement. Quand je donne un travail d'équipe, c'est souvent l'élève d'origine ethnique qui prend en charge la qualité du français parce qu'il le parle mieux que le Québécois "de souche".»
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