Violence envers les profs
Un véritable fléau
Sarah-Maude Lefebvre
17/10/2011 05h45
Des centaines d’enseignants québécois sont victimes chaque année d’actes de violence de la part de leurs élèves, a appris le Journal. De l’agression physique aux menaces de mort, les «profs» en voient de toutes les couleurs et se taisent bien souvent, par peur de représailles.
Au fil d’une enquête s’étendant sur plusieurs semaines, le Journal a réussi à dresser un portrait inédit de la violence dans le système scolaire québécois.
Une tâche pas toujours facile, car malgré les demandes répétées du milieu de l’éducation et même l’intervention du Vérificateur général du Québec, en 2005, aucune statistique récente sur la violence dans les écoles n’est disponible.
Les données inédites obtenues par le Journal sont troublantes. L’an dernier, plus de 2 000 agressions contre des enseignants ont été documentées à Montréal, à Québec ainsi qu’en Montérégie. Uniquement dans la métropole, plus de 400 agressions physiques et verbales ont été recensées, en 2010-2011, par l’Alliance des professeurs de Montréal.
Au cours des deux dernières années, 2 871 élèves de la Commission scolaire de Montréal ont d’ailleurs fait l’objet d’une sanction, comme une suspension, en raison de leur comportement violent.
Le portrait n’est guère plus reluisant ailleurs au Québec (voir image ci-contre) et le Journal a recueilli de nombreux témoignages d’enseignants vivant dans la peur.
Michel*, un professeur cumulant plus de 20 ans d’expérience, a été agressé à plusieurs reprises durant sa carrière. «La population ne se doute pas, à quel point on vit, des choses difficiles, confie-t-il. J’ai été battu par un gang de rue et frappé en plein corridor. J’ai aussi été victime de cyberintimidation. Ce n’est pas toujours rose dans nos écoles.»
Des rapports n’ont rien changé
En 2009, le directeur du Groupe de recherche sur les environnements scolaires, Michel Janosz, avait sonné l’alarme lorsqu’il avait remis au ministère de l’Éducation deux rapports sur la violence dans les écoles primaires et secondaires. «Ce rapport confirme une évidence: il y a de la violence dans les écoles [...] violence envers les élèves, violence envers les enseignants, la violence se présente sous diverses formes», écrivait-il à l’époque, déplorant «l’inexistence au Québec d’une base de données fiable» sur le phénomène.
Deux ans plus tard, rien n’a changé, dénonce-t-il. «Nous avons pourtant proposé au ministère de l’Éducation de faire un monitorage de la situation dans les établissements scolaires, dit-il. Ce sont plutôt les écoles qui ont hérité de cette tâche, sans les outils nécessaires. J’avais prévenu le ministère que ça ne marcherait pas.»
La peur au ventre
Pendant ce temps, les enseignants sont «laissés seuls à eux-mêmes» et ont «peur», dénoncent plusieurs syndicats d’enseignement.
«Nous ne sommes même pas capables d’avoir un portrait juste de la situation», critique Luc Ferland du Syndicat de l'enseignement de la Pointe-de-l'Île, à Montréal.
«Les enseignants craignent que la direction d’école ne les prenne pas au sérieux ou qu’elle remette en question leur capacité de gestion de classe. Bon nombre de profs préfèrent donc se taire et vivre dans la peur», dit-il.
*: nom fictif
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Des témoignages troublants
MONTRÉAL: Agressée devant sa classe
Cinthia n’en croyait pas ses yeux lorsque son élève, un grand gaillard de secondaire V, l’a empoignée devant sa classe l’an dernier, furieux qu’elle lui ait confisqué son iPhone. «Il m’a tiré par le bras et je me suis retrouvée prise entre lui et mon bureau. Il m’a alors demandée en riant si j’avais peur, son visage n’étant qu’à quelques centimètres du mien», raconte-t-elle. Après l’avoir «engueulée», ce dernier a finalement quitté la classe, sous les yeux ébahis des autres élèves. Cinthia en a été quitte pour l’inflammation d’un nerf cervical ainsi qu’une bonne frousse. Son élève ne s’est toutefois pas arrêté là et a commencé à l’intimider sur Facebook. Ce n’est qu’après plusieurs demandes de Cinthia que la direction de l’école a finalement suspendu le jeune homme...pendant la période du temps des Fêtes.
THETFORD MINES: Poignardée avec un crayon
Fatigué d’attendre son tour pour pouvoir poser une question, un adolescent de Thetford Mines a poignardé son enseignante de trois coups de crayon, en octobre 2010. L’affaire a fait grand bruit à l’époque et l’enseignante ne s’en est toujours pas remise, malgré un long congé de maladie. Son syndicat a dû argumenter pendant des semaines avec la direction avant que l’élève ne soit changé d’école. Finalement, une plainte déposée à la police a accéléré le processus. Selon l’enseignante, la douleur ressentie a été si vive, qu’elle a cru sur le coup être frappée à l’aide d’un «couteau X-Acto». Encore aujourd’hui, elle éprouve des difficultés à enseigner.
MONTRÉAL: Battu par un gang de rue
Fort d’une expérience de plus de 20 ans dans le monde de l’éducation, Michel a été témoin à plusieurs reprises d’actes de violence au cours de sa carrière. Néanmoins, il ne pensait jamais un jour être victime d’un gang de rue. Un après-midi, à la sortie des classes, il surprend un groupe de jeunes qu’il ne connaît pas en train de passer à tabac un élève de l’école. Il s’interpose immédiatement. «J’ai tenté de leur faire peur avec ma grosse voix, mais ça n’a pas fonctionné. Je me suis couché sur l’élève pour le protéger et j’ai été frappé à sa place. Je n’ai jamais eu aussi peur.» Une fois sa triste besogne achevée, le gang a quitté la cour d’école et n’est jamais revenu.
OUTAOUAIS: Il casse le nez d'un autre élève
Enseignante au primaire, Valérie a perdu tous ses moyens lorsqu’un élève aux prises avec un grave trouble de comportement a pris le contrôle de sa classe. «Les parents refusaient toutes formes d’évaluations. Il faisait des crises toutes les semaines. Il frappait, grognait et lançait des chaises ou des pupitres. Il a même cassé le nez d’un autre élève», raconte-t-elle. L’élève a été retourné à la maison en milieu d’année scolaire, lorsqu’il a mordu le directeur qui tentait de le maîtriser pendant une de ses crises.
Hausse des demandes à la CSST
Deuxième groupe en importance au Québec en matière de violence en milieu de travail, les enseignants multiplient les demandes d'aide à la Commission de la santé et de la sécurité au travail (CSST), depuis dix ans, observe un chercheur qui s'inquiète de l'importance du phénomène.
Le personnel du secteur de l'éducation est en effet celui qui fait le plus de réclamations à la CSST pour des lésions attribuables à la violence en milieu de travail, après le secteur de la santé.
«C'est très inquiétant», soupire Angelo Soares, professeur de sociologie à l'Université du Québec à Montréal (UQAM).
Celui qui a mené plusieurs recherches sur le harcèlement psychologique affirme que le phénomène est «troublant», voire «choquant», et il presse les autorités "d'intervenir".
La pointe de l'iceberg
«On nous dit de ne pas nous inquiéter, car le nombre de réclamations a baissé depuis deux ans, mais, sur dix ans, la tendance est à la hausse et on reste les bras croisés», dénonce-t-il.
«En plus, ce n'est que la pointe de l'iceberg. Les données de la CSST ne montrent pas l'ampleur du phénomène. Beaucoup d'enseignants se taisent sur ce qu'ils vivent et ne vont pas contacter la CSST après une agression, car ils croient que c'est trop compliqué.»
«La population a de la misère à s'imaginer qu'il y a de la violence au primaire et au secondaire. Mais ça existe. Il faut faire de la prévention. Oui, les profs ont accès à des programmes d'aide aux employés quand ils sont victimes d'une agression. Mais quand ça arrive, le mal est déjà fait et c'est la preuve que la prévention n'a pas fonctionné.»
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