Justice
Le voile se lève dans l'affaire des «crimes d'hopnneur»
Éric Thibault
Le Journal de Montréal
13/11/2011 05h29
Le 30 juin 2009, les corps de Geeti, 13 ans, Sahar, 17 ans, Zainab, 19 ans et Rona, 53 ans, étaient retrouvés dans une voiture submergée au fond d'une écluse, à Kingston en Ontario. Mohammad Shafia se retrouve accusé des meurtres prémédités de ses trois filles et de sa première épouse, tout comme sa femme Tooba et leur fils aîné, Hamed. Compte-rendu d'un procès historique.
«Si les policiers disent vrai et qu'il y avait une caméra là, on nous a filmés tous les trois ! Dieu nous en garde... »
C'était le 18 juillet 2009. Tooba Yahia, 41 ans, Mohammad Shafia, 58 ans et leur fils Hamed, alors âgé de 18 ans, étaient à bord de leur Pontiac Montana, en route vers Montréal. Dix-huit jours après la noyade des trois filles du couple et de la première femme de l'homme d'affaires, à Kingston.
À voix haute, la mère tentait de se convaincre que les policiers ontariens leur avaient menti, quelques minutes plus tôt, en suggérant qu'une caméra de surveillance les avait possiblement immortalisés en train de pousser l'auto des quatre victimes au fond d'une écluse.
«Non. Il faisait trop noir. Et s'il y avait vraiment une caméra à cet endroit, c'est la première chose qu'ils auraient vérifiée », lui répond son mari.
Arrêté quatre jours plus tard, le trio ignorait alors que ces paroles -et plusieurs autres que la poursuite doit révéler au tribunal au cours de la prochaine semaine - reviendraient les hanter, jeudi dernier, à leur procès.
Les policiers avaient placé un micro à l'intérieur de la Pontiac, à l'insu des trois suspects. La caméra en question n'était qu'une ruse pour les faire parler. La police en avait installé une près de l'écluse, seulement après le drame.
Les traces de la technologie
La Couronne n'en est qu'à mi-chemin de sa preuve au procès, amorcé le 11 octobre, à Kingston. Mais déjà, l'étau se resserre sur les trois Montréalais d'adoption, accusés de meurtres prémédités. Des crimes soi-disant perpétrés pour laver l'«honneur» de cette famille de confession islamique et originaire d'Afghanistan, parce que les victimes voulaient vivre «à l'occidentale», selon le mobile avancé par la poursuite. Un précédent au pays.
À défaut d'aveux ou de témoins oculaires, la police de Kingston n'a rien ménagé afin d'obtenir un maximum d'éléments de preuve circonstancielle incriminante.
Dans cette enquête aux allures de partie d'échecs, les policiers n'ont pas fait que tendre des pièges comme celui de la caméra. La technologie a largement servi à tisser leur toile.
L'analyse du contenu de l'ordinateur de la famille a révélé qu'entre les 15 et 20 juin 2009, Hamed Shafia a fait des recherches sur Internet pour se documenter sur des façons de commettre un meurtre et trouver « le meilleur endroit pour tuer quelqu'un ».
Comme les ordinateurs, les téléphones cellulaires laissent aussi des traces. Les appels et messages textes relayés par les diverses tours de transmission ont permis d'établir les déplacements des personnes en cause.
Pendant que les neuf autres membres de sa famille étaient en voyage à Niagara Falls, Hamed a reçu un appel alors qu'il se trouvait à Kingston, le 27, peut-être même sur les lieux du crime. La nuit du 30, sa soeur Sahar a lu son dernier texto à 1 h 36. Une demi-heure plus tard, Mohammad et Hamed louaient deux chambres d'un motel de Kingston, situé à 2 km de l'écluse, « pour six personnes... peut-être neuf ».
Comme dans CSI
Les limiers n'ont pas eu besoin de techniques « à la CSI » pour établir que le père a payé 5000 $ pour acquérir la Nissan Sentra d'occasion qui deviendrait le tombeau des quatre victimes, huit jours plus tard.
Mais c'est en laboratoire qu'ils ont pu reconstituer minutieusement l'une des preuves montrant que la Nissan a dû être poussée au fond de l'écluse par la Lexus du père : le phare avant gauche de la voiture de luxe avait perdu des morceaux sur les lieux de la tragédie. Les autres pièces de ce casse-tête de plastique furent récupérées dans le garage du père, à Saint-Léonard, et dans le coffre de l'auto.
En plus du micro placé dans la mini-fourgonnette des suspects (que Hamed est allé chercher à Montréal le matin des meurtres présumés, en y laissant la Lexus, avant de retourner à Kingston), les policiers en ont aussi installé dans la maison familiale, en plus de placer leur téléphone et le cellulaire du fils sous écoute.
Des images fortes
Ce procès a aussi donné lieu à une procédure extrêmement rare. Le 27 octobre, les 12 jurés chargés de juger les Shafia ont été amenés sur le site des crimes allégués pendant 45 minutes, pour mieux comprendre la thèse de la Couronne.
C'est sans oublier l'impact des nombreux enregistrements audio-vidéo dont les jurés ont pu prendre connaissance, notamment les images troublantes prises par un plongeur de la police provinciale montrant les quatre victimes inanimées, sous l'eau sans aucun signe qu'elles aient tenté de sortir du véhicule, malgré une vitre ouverte. La dépouille de Geeti, 13 ans, flottait de façon inexplicable au-dessus du siège du conducteur.
Il y a aussi les vidéos des interrogatoires des trois accusés par les enquêteurs, clamant leur innocence, tout en se contredisant les uns, les autres. Le 2 novembre, on montrait Tooba s'effondrant en larmes à l'écran, avouant qu'ils étaient tous sur place, la nuit fatidique, qu'elle a entendu un «splash», qu'elle s'est évanouie... Le père, souffrant, a été hospitalisé le lendemain.
Les prévenus entendent plaider un tragique accident, attribuable à la témérité de Zainab, 19 ans, qui aurait pris le volant sans permission, même si elle n'avait pas de permis de conduire. Leurs avocats auront plusieurs fuites à colmater pour que la défense ne prenne pas l'eau.
«Que le diable aille déféquer sur leurs tombes ! » - M. Shafia, enregistré à son insu
«Qu'ils me traînent à la potence. Pour moi, rien n'importe plus que l'honneur!» - M. Shafia, enregistré à son insu
«Elles nous ont trahis. Des putains en soutien-gorge et en petites culottes ! » - M. Shafia, enregistré à son insu
«Elle est une malédiction pour moi. Une traînée. » - M. Shafia à l'oncle de sa femme
«Elles étaient des enfants pures et sans péché. Je les aimais de tout mon coeur. Ma vie est ruinée. » - M. Shafia à un enquêteur
«Zainab le détestait. Elle voulait marier un Pakistanais pour se venger de son père. » - Latif Hyderi, frère de Tooba
Je ne peux dire ce que je sais... " - Tooba Yahia à un enquêteur
Mohammad a fait de ma vie une torture " - Journal intime de Rona Amir Mohammad
Éléments clés
1 Le phare avant gauche de la Lexus de Mohammad Shafia est brisé et des morceaux sont récupérés sur les lieux du crime.
2 Les sièges avant de la Nissan étaient inclinés vers l'arrière, ses phares éteints. Seules les ceintures des victimes à l'arrière étaient bouclées. La disposition des corps laisse croire que c'est Geeti, 13 ans, qui était à la place du conducteur. Une vitre était ouverte, mais personne n'a tenté de sortir de la voiture, bien que le toit n'était qu'à un mètre de la surface de l'eau, selon la police.
3 L'arrière de la Nissan Sentra, où les corps furent trouvés, achetée huit jours avant le drame, est endommagé ; les lettres métalliques S et E ont été retrouvées dans l'herbe, près de l'écluse.
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