Un article d'Aurélie Lanctôt qui me rejoint grandement.
« Je ne devais pas prendre de vacances. Mais après un printemps éprouvant, tant sur le plan quotidien que celui de la contestation sociale, la nouvelle vague de témoignages sur les violences sexuelles a causé un trop-plein. À chaque fois que ces vagues déferlent, les récits rejouent au présent la violence passée. La temporalité se trouble ; les souvenirs s’entremêlent aux faits nouvellement exposés, comme si la narration de la violence était circulaire, toujours à la fois au présent et au passé, à la fois intime et collective. Cela crée une chambre d’écho infernale, comme si l’on criait dans une pièce remplie de microphones et de haut-parleurs allumés. Il devient alors impossible, et inutile, il me semble, de chercher à dire quelque chose d’intelligent. Il vaut mieux laisser la place, écouter et réfléchir.
On a dit que cette fois, ça allait trop loin. Que les « agressions non dénoncées » de 2014, puis les « moi aussi » de 2017, ça passait encore, mais que la forme directe, immédiate, insolente des dénonciations récentes constituait nécessairement un dérapage. On s’est cependant peu demandé pourquoi, même après 2014 et 2017, le recours aux mécanismes traditionnels ne semble toujours pas approprié pour bon nombre de victimes. L’échec à prendre en charge et, surtout, à donner suite à la colère exprimée ces dernières années nous revient collectivement. Pendant combien de temps, je me demande, aurait-il fallu attendre le changement promis avant de prendre les devants ? Après tout, si l’on cherche à articuler une réponse féministe aux violences sexuelles, on ne peut pas exclure que l’autodéfense en fasse partie.
Abasourdis par la tournure des événements, on a rappelé l’importance des garanties procédurales — la présomption d’innocence, le droit à une défense, ce à quoi on a ajouté le droit à la réputation (enfin, seulement pour ceux qui en ont les moyens). On a encouragé, encore, à se tourner vers la police. La même police qui qualifiait récemment « d’exemplaire » un officier reconnu coupable d’agression sexuelle, et qui semble bien peu troublée par la culture machiste, raciste et violente qui règne dans ses rangs. Ce printemps, en pleine pandémie, des milliers de personnes sont descendues dans la rue à Montréal précisément pour cette raison. Et les manchettes ne mentent pas, sur une base renouvelée. Il faudrait faire confiance ?
On brandit tout cela en présumant que c’est l’accès au procès, l’obtention d’une condamnation, que les survivantes recherchent avant tout, même si elles s’évertuent à dire le contraire. Plaquer le discours judiciaire sur les problèmes sociaux qu’on tente de résoudre nous enferme dans un débat stérile. Le dialogue devient impossible, car la conversation ne se tient pas sur le même registre. Si l’on avait prêté attention dans les dernières années, on aurait compris que la catégorie du crime, nécessairement individualisée, n’est pas adéquate pour appréhender les violences sexuelles dans leur vaste complexité, et que les intérêts des victimes ne convergent pas toujours avec la finalité punitive du processus judiciaire.
Témoigner, décrire la violence, permet sa prise en charge collective ; cela force une imputabilité autrement refusée et permet de formuler une demande de réparation. Or, on peut à la fois souhaiter d’être entendu et vouloir s’affranchir d’une logique pénale, même si, en l’absence d’autre option, la prise de parole hors institution se fait de façon houleuse, sans garantie de résultats.
J’ai bien sûr été inquiétée par les méthodes opaques de certaines plateformes de dénonciation, où l’on allait jusqu’à éclipser les faits pour se limiter à la tenue d’un registre, l’inscription publique intégrant ici la punition à même la dénonciation, confondue dans un même geste. J’ai détesté voir ainsi mimés les outils de l’État pénal dans sa forme la plus répressive. J’ai repensé à la croisade des conservateurs de Stephen Harper pour la mise en place d’un registre public des délinquants sexuels, un dispositif chéri par la droite dure et les tenants du tough on crime, que la CAQ proposait encore récemment de remettre sur la table. Cela ne peut pas faire partie d’une solution juste, fondée sur la réparation et la transformation des rapports sociaux.
Mais si j’ose souligner ici que toutes les solutions de rechange ne sont pas idéales, je ne me range pas non plus derrière l’idée qu’une punition est « juste » parce qu’elle est prononcée « en bonne et due forme », au sens de la loi. La punition, qui se trouve aujourd’hui au cœur de nos conceptions de la justice, nous enferme dans un paradoxe. Chaque fois que la justice cherche à venger les dominés et les victimes en prononçant une condamnation, elle légitime en même temps l’ordre qu’elle édicte, lequel est fondé sur la vengeance, la surveillance et la préservation, avant tout, des intérêts privés et des droits individuels. La sanction, la punition reconduisent chaque fois un ordre qui laisse trop peu de place à la réparation, et où la sollicitude est impossible, puisque l’autre devient un ennemi dès qu’une accusation est portée et qu’il faut se défendre.
Le problème est aussi profond que cela, il me semble, et cela explique peut-être pourquoi les réformes cosmétiques, en omettant les différentes options qui tranchent radicalement avec les finalités des institutions actuelles, échouent sans cesse à apaiser la colère. »
Source :
https://www.ledevoir.com/opinion/chroni ... -due-forme