Comment la droite s'organise
Avortement, registre des armes à feu, compressions dans les festivals gais, reconnaissance de la nation québécoise... Stephen Harper a fait de la controverse son arme de prédilection, maniant l'art de la division avec la précision d'un chirurgien. Une stratégie risquée importée des États-Unis et de l'Australie qui pourrait procurer de nouveaux appuis cruciaux aux conservateurs.
Au printemps 2005, quelques mois avant les élections de janvier 2006 qui portent Stephen Harper au pouvoir, deux de ses conseillers, Patrick Muttart et Tom Flanagan, étudient différents scénarios pour ramener la droite à Ottawa. Ils analysent en profondeur quatre campagnes électorales: celle de Richard Nixon en 1968 (États-Unis), celle de Margaret Thatcher en 1979 (Grande-Bretagne), celle du républicain Newt Gingrich pour reprendre le contrôle du Congrès américain en 1994 et celle de John Howard en 1996 (Australie). L'équipe Harper a même fait venir à Ottawa le directeur de campagne de John Howard, Brian Loughnane, afin de bien en tirer les leçons.
Le dénominateur commun de ces campagnes? Elles ont misé sur la polarisation de l'électorat, la controverse et la division. Elles ont mis en avant des sujets potentiellement explosifs qui ont remué les gens jusque dans leurs valeurs et leurs convictions profondes.
Les Américains et les Australiens, qui sont confrontés au phénomène depuis des années, l'ont baptisé «wedge politics». Cette «politique de la division» vise à utiliser un débat pour galvaniser la base militante du parti, rallier certains électeurs indécis et, surtout, ébranler l'adversaire, où le sujet divise les troupes.
Stephen Harper a importé la tactique au Canada. D'ailleurs, conscient qu'il est en train de se faire servir cette médecine sur plusieurs fronts, Michael Ignatieff a dénoncé cette semaine ce qu'il a nommé une «culture de guerre» et de division. Car le refus de financer l'avortement dans les pays pauvres, qui a relancé la ferveur des conservateurs sociaux comme le cardinal Marc Ouellet, n'est que le dernier exemple d'une liste qui s'allonge.
«Stephen Harper est très serein dans la controverse, il ne vise pas à être rassembleur», explique le chroniqueur au magazine Macleans Paul Wells, qui a écrit le livre Right Side Up sur la stratégie électorale des conservateurs en 2005-2006. «Harper et ses conseillers se préoccupent seulement de l'attitude des gens qui peuvent voter pour eux, pas de toute la population. Ce n'est pas pour rien que la droite religieuse se sent plus à l'aise de s'exprimer.» Le politologue Frédéric Boily, de l'Université d'Alberta, ajoute: «Harper veut rassembler les conservateurs au sens politique du terme, et il y en a dans chaque parti. Pour y arriver, il est prêt à déclencher des controverses.»
Dans son livre Harper's Team, l'ancien conseiller de Harper, Tom Flanagan, explique clairement l'idée. Dans son chapitre intitulé «Les dix commandements d'une campagne conservatrice», il affirme: «Il est important d'avoir des positions qui polarisent l'électorat et qui mettent dans le même panier les autres partis. Laissons les libéraux, les bloquistes, les néo-démocrates et les verts se battre pour le vote progressiste et soyons les seuls à fédérer le vote conservateur.»
Sunshine Hillygus, professeure de sciences politiques à l'Université Harvard et coauteure du récent essai sur la politique de la division The Persuadable Voter, affirme que «l'important, c'est l'étendue du désaccord dans le camp opposé». «Il faut profiter à plein de la controverse pour aller chercher des voix chez l'adversaire. Il faut semer la zizanie», a-t-elle dit au Devoir lorsque jointe aux États-Unis.
Une source conservatrice qui côtoie régulièrement le premier ministre affirme que c'est «le secret de la méthode Harper». «Ça fait de la politique sale, mais Harper ne s'en prive pas. Il veut détruire ses adversaires et, pour ça, tous les moyens sont bons.»
Des exemples concrets
Des exemples? Dès la première semaine de la campagne électorale de 2006, Stephen Harper a promis un vote au Parlement sur le mariage gai et a dit vouloir abolir le registre des armes à feu. Les commentateurs l'ont alors traité de kamikaze, sachant que cela mettrait le feu aux poudres. Mais tout était calibré. Énormément de militants et d'électeurs libéraux — et même bloquistes dans plusieurs régions — ne sont pas à l'aise avec le mariage gai.
L'abolition du registre des armes à feu ne divise pas seulement les villes et les campagnes. Elle divise aussi les caucus du Nouveau Parti démocratique et du Parti libéral. Plusieurs fermiers et chasseurs pourraient changer leur vote sur ce simple enjeu. C'est pourquoi les conservateurs ciblent présentement huit circonscriptions libérales avec des publicités radio et des envois postaux très durs, là où les députés sont les plus vulnérables sur ce dossier.
Dans le cas de l'avortement, Stephen Harper sait très bien que des députés libéraux et de nombreux électeurs de Michael Ignatieff, spécialement dans les communautés culturelles, s'y opposent et apprécient le geste du gouvernement. La motion libérale sur le sujet s'est d'ailleurs retournée contre Ignatieff et a affaibli son leadership.
Abolir le financement du festival Black and Blue de Montréal il y a quatre ans et celui de la Pride Week de Toronto cette année procède du même principe. Ceux qui jugent ces événements déplacés, peu importe leur parti, en sont heureux.
Devait-on reconnaître au Parlement que le Québec forme une nation «dans un Canada uni»? Le Bloc québécois a dû se rallier pour ne pas perdre le vote nationaliste. La controverse a fait rage dans les rangs souverainistes. Et pour les fédéralistes québécois, dont la plupart sont au Parti libéral du Canada, cette ouverture sonnait comme de la musique à leurs oreilles.
Le nouveau Canada
Les quelque 260 000 nouveaux immigrants que le Canada accueille chaque année, souvent issus d'un milieu culturel plus traditionnel, sont une cible des conservateurs avec cette politique de la division. Le ministre de l'Immigration et de la Citoyenneté, Jason Kenney, qui tisse des liens avec ces communautés depuis 2006 [voir autre texte], est l'un de ceux qui insistent afin de radicaliser certains débats.
«Il s'est rendu compte que les deuxième et troisième générations d'immigrants, bien intégrées, votent pour les libéraux. Mais que ceux qui arrivent tout juste des pays plus conservateurs sur le plan social, comme le Pakistan, l'Inde, la Chine ou les pays du Maghreb, sont généralement contre les mariages gais ou l'avortement, par exemple. Il y a des gains à faire», raconte une source conservatrice bien au fait de la stratégie.
Autre tactique: Harper laisse souvent ses députés déposer des projets de loi privés sur des sujets controversés, comme l'avortement, ce qui lui permet de lancer les débats sans que ce soit la position officielle du gouvernement. Il peut ainsi répéter qu'il ne veut rien changer au consensus actuel et que ce sera le choix des députés. Sollicité par Le Devoir, le bureau du premier ministre n'a pas souhaité faire de commentaires à ce sujet.
Plus utilisé lorsque c'est serré
La professeure de Harvard affirme que la wedge politics est davantage utilisée lorsque la lutte est très serrée et que tous les votes comptent, ce qui est le cas dans un Parlement minoritaire en constante campagne électorale. «Quand la lutte n'est pas chaude, il y a peu de débats ou de promesses, alors c'est moins nécessaire.»
La tactique est toutefois risquée, prévient Frédéric Boily. «Pour plaire à quelques milliers d'électeurs, il y a un danger de déplaire à beaucoup d'autres», dit-il. C'est pourquoi les conservateurs organisent des sondages et des groupes de discussion (focus groups) à longueur d'année, question de toujours être bien au fait de l'humeur des groupes cibles d'électeurs.
D'ailleurs, Sunshine Hillygus note que cette tactique de miser sur les controverses est plus utilisée aux États-Unis en raison de la présence de seulement deux partis politiques. «Il est beaucoup plus facile de prévoir l'effet quand il n'y a qu'un seul adversaire. Dans les systèmes à partis multiples, comme au Canada, on doit mesurer davantage son coup. Les électeurs peuvent toujours se réfugier dans un plus petit parti», dit-elle.
Danger?
Sunshine Hillygus affirme que ce type de politique peut avoir un effet néfaste sur la qualité du débat politique. «Quand nos politiciens ne se concentrent pas sur les enjeux importants pour la majorité des gens, il y a toujours un danger. On peut aussi se demander à qui le parti devra son élection s'il fait des promesses à des clientèles bien précises.»
Et la stratégie pourrait être là pour de bon, dit-elle, puisque la montée des réseaux sociaux et des blogues augmente l'efficacité de la politique de la division. «Grâce aux bases de données toujours plus précises, les partis peuvent passer leur message à un petit groupe sans pour autant en faire un enjeu national», explique Sunshine Hillygus.
http://www.ledevoir.com/politique/canad ... s-organise" onclick="window.open(this.href);return false;