« Lâchez le 2 mètres pour les moins de 18 ans ! »
Lisa-Marie Gervais
Des spécialistes du développement de l’enfant réclament que la Santé publique assouplisse les mesures pour les plus jeunes. Car, selon eux, la réouverture des écoles et des garderies — et possiblement des camps de jour — est assortie d’un lot de règles difficiles à appliquer pour les éducateurs et impossibles à respecter pour des enfants.
« Lâchez le 2 mètres pour les moins de 18 ans ! » Ce cri du cœur du
pédiatre Jean-François Chicoine résume bien ce que lui et plusieurs de ses collègues conseillent aux autorités de la santé publique. Ce spécialiste de l’hôpital Sainte-Justine aimerait qu’on permette aux adolescents de « se lâcher lousse » quand ils sont entre eux et qu’on
«laisse vivre» les moins de 11 ans.
Sa pensée, et celle de ses collègues de l’Association des pédiatres du Québec, fait d’ailleurs écho à celle de la Société française de pédiatrie, qui déclarait ces derniers jours dans une lettre ouverte que les mesures de distanciation « excessives », comme celles interdisant aux enfants de jouer entre eux ou qui rendent impossible de consoler un enfant, sont « inutiles, voire préjudiciables » puisqu’elle risque de générer beaucoup d’anxiété.
Selon le Dr Chicoine, le gouvernement, qu’il accuse de ne pas consulter suffisamment les pédiatres, doit se préoccuper du sort des enfants... autant que celui des coiffeuses. Il s’explique mal qu’il ait annoncé mercredi que les rassemblements extérieurs de moins de dix personnes allaient désormais être autorisés, mais qu’on ne permette pas à un enfant de jouer au ballon avec ses amis.
« On déconfine pour les adultes parce qu’il y en a qui sont en train de tricher, mais qu’a-t-on prévu pour les enfants? »
Des règles trop strictes
Bac de jouets au nom de l’enfant, aires de jeux délimitées par des lignes au sol, horaires de l’accueil et parcours de déambulation modifiés, activités et câlins interdits... Les écoles et garderies étant à nouveau ouvertes en région — celles du Grand Montréal feront de même début juin —, les milieux ont interprété chacun à leur façon les directives de l’Institut national de la santé publique du Québec (INSPQ).
« On a pu faire des petits laboratoires et on arrive avec plus de normes, mais des adaptations pour chacun des secteurs », explique Geneviève Bélisle, de l’Association québécoise des Centres de la petite enfance (AQCPE), qui reconnaît que certains milieux font une gestion plus «serrée» des consignes.
« J’ai l’impression qu’on est en train de se chercher collectivement et c’est tout à fait normal. »
Même les camps de jours, qui attendent le feu vert pour ouvrir, ont déjà défini leurs propres règles en détail. Dans le guide de relance des camps en contexte de COVID-19, on y apprend que le jeu de la cachette est « plus approprié » que la tague et que pour se saluer, un petit jeu de pieds pourra remplacer la poignée de main.
« Lors de l’accueil, une seule personne manipule le crayon », va-t-on jusqu’à préciser.
Pédiatre au Centre hospitalier universitaire (CHU) Fleurimont, Marie-Claude Roy croit qu’une bonne désinfection et des lavages de mains fréquents suffisent. Pour elle, les mesures excessives, comme la distanciation physique et le port du masque, pourraient devenir anxiogènes pour les enfants à long terme.
« Le deux mètres, ça doit être exclu pour les enfants. Non seulement ce n’est pas applicable, mais c’est dommageable », dit-elle. « Je n’ai pas l’impression qu’une éducatrice en CPE va laisser pleurer un enfant et rester à deux mètres de distance avec sa visière. »
Un développement compromis?
« Si les enfants ne voient pas le sourire de leur éducatrice ou ne reçoivent pas de câlins, c’est clair qu’on va avoir des problèmes d’insécurité affective », lance Jean-François Chicoine, qui se dit contre le port du masque pour les personnes s’occupant des 18-24 mois. Lui aussi s’oppose aux règles trop strictes.
« Des tout-petits dans des carrés dessinés par terre, qui n’ont pas le droit de jouer ensemble, c’est contraire au développement de l’enfant », dit-il, en indiquant que c’est particulièrement délétère à partir de l’âge de 3 ans.
« C’est là qu’on voit l’importance de la régulation du comportement, le début de l’empathie. S’il n’est pas collé sur l’autre, l’enfant ne se développera pas normalement. »
Marie-Claude Roy rappelle qu’un bambin fait d’importants apprentissages durant la petite enfance, comme apprendre à « négocier » avec l’autre et gérer une émotion. Comment le fera-t-il s’il ne peut pas toucher au jouet de son ami ni entrer en contact étroit avec lui?
« Les 3 à 5 ans peuvent avoir de la difficulté à se construire socialement et émotivement si on les tient dans leur territoire », insiste-t-elle. Et c’est la même chose pour les ados.
« Ils ont besoin de se distancier de leurs parents, de se créer une identité propre et d’apprendre à se faire confiance. »
Richard E. Tremblay, psychologue et grand spécialiste du développement de l’enfant, se dit pour sa part peu inquiet par ce que vivent les enfants du Québec.
« C’est une situation unique et personne ne sait vraiment l’impact qu’elle aura, car il n’existe encore aucune recherche scientifique. Mais ça me surprendrait beaucoup qu’on soit en train de gaspiller une génération », croit-il, en reconnaissant que la situation est plus difficile pour les enfants les plus vulnérables.
Avec des collègues nés comme lui pendant la Seconde Guerre mondiale, ce professeur émérite de l’Université de Montréal est en train d’écrire un livre rassemblant ces récits de l’enfance dans un contexte difficile.
« On y a vécu des choses épouvantables, mais nous nous en sommes tous sortis très bien; alors, d’imaginer que le fait de ne pas aller à l’école pendant quelques mois et d’être confinés à la maison puisse causer un tort irréparable m’apparaît impossible », se permet-il de relativiser.
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