Publié : jeu. févr. 05, 2004 5:03 am
Médias
L'effet Bougon
Nathalie Collard
La Presse
Avec plus de deux millions de téléspectateurs, l'émission Les Bougon est devenue un véritable phénomène médiatique. Quant au terme «bougon», en l'espace de quelques semaines, il est entré dans le langage populaire. À la radio, dans les journaux, dans la rue ou au bureau, les références aux Bougon se comptent par dizaines...
Photo Presse Canadienne
Le 8 janvier dernier, au lendemain de la première diffusion des Bougon, la conversation de bureau tournait autour des tribulations de cette famille d'assistés sociaux dont la marque de commerce est la fraude ingénieuse d'un système qu'ils critiquent sans vergogne.
Depuis, ça ne lâche plus. Pas une semaine sans que des collègues de bureau, des amis ou des membres d'une même famille ne discutent de cette série audacieuse écrite par François Avard et Jean-Francois Mercier et produite par le tandem Fabienne Larouche-Michel Trudeau.
Le phénomène dépasse la conversation de photocopieur. Il suffit d'écouter la radio (à CKMF, un animateur lançait récemment: «Je vais me payer ma minute Bougon.» Quelques jours plus tôt, c'était au tour de l'animatrice Marie France Bazzo de lancer: «Je vais faire ma madame Bougon ce matin.»)
Bref, rarement une émission de télévision s'est-elle imposée aussi vite dans l'imaginaire collectif.
À un point tel que le terme bougon est en train de changer de sens. «On assiste à une dérive sémantique, estime Jean-Pierre Desaulniers, spécialiste de la télévision et professeur au département des communications de l'Université du Québec à Montréal.»
Avant, le terme «bougon» décrivait un chiâleux qui reste dans son coin. Aujourd'hui, le terme bougon décrit celui qui critique et qui fraude le système. Le bougon va passer d'un statut passif à celui d'actif, tout ça à cause d'une émission de télévision. C'est rare. C'est arrivé quelques fois avec des expressions comme «terrible, terrible», «y connaît ça» ou encore, avec le personnage de Jean-Paul Belleau imaginé par Lise Payette dans la série La Bonne Aventure. Mais c'est assez exceptionnel.»
La fin du politiquement correct
Les Bougon ont même envahi les quotidiens: dans les lettres ouvertes des lecteurs ou dans les éditoriaux, les références aux Bougon sont nombreuses.
«Pas de doute, l'auteur de la série a humé l'air du temps et il a vu juste, note Simon Langlois, sociologue et professeur à l'Université Laval, à Québec. La critique sociale a toujours existé. Qu'on pense au théâtre de Molière par exemple. Quand on se moque des élites, c'est l'écho de quelque chose.»
«J'appelle ça un momentum, un moment qui correspond à un point de changement», explique Jean-Pierre Desaulniers. «C'est aussi un enterrement de première classe du «politically correct», poursuit le professeur de communications. Ca fait longtemps que les gens sont tannés, les humoristes avaient déjà commencé à en parler mais là, on a trouvé une belle façon de rompre avec ce courant qui consistait à ne pas dire les vraies choses.»
Peut-on parler de phénomène médiatique lorsqu'on sait que le lancement d'une nouvelle série télévisée est souvent orchestré de main de maître par des équipes de relations publiques qui planifient les campagnes publicitaires, la tournée de promotion des acteurs et les entrevues dans les médias?
«On devrait plutôt parler de campagne de précaution plutôt que d'une campagne de marketing, estime Jean-Pierre Desaulniers de l'UQAM. Avec Les Bougon, Radio-Canada a été frileuse et sur la défensive. Même la publicité- mettant en vedette Rémy Girard qui explique qui sont les Bougon- était une opération défensive. On s'est empressé de situer la série comme oeuvre d'auteur plutôt que comme critique d'une classe sociale. Mais marketing ou pas, Les Bougon auraient eu le même effet.»
Critique sociale ou cynsime?
«La popularité des Bougon correspond à l'évolution du Québec, selon le sociologue Simon Langlois. Au Québec, on est entré dans une grande réflexion collective sur les modèles qu'on s'est donné, je pense à Québec inc. et à la Révolution tranquille par exemple. Les Bougon aussi remettent le fonctionnement de nos institutions en question. De plus, les gens paient beaucoup d'impôt, ils ont l'impression de ne pas recevoir les services correspondants et Les Bougon vient renforcer cette impression.»
«C'est la fin de la société individualiste des années 80, nous vivons à une époque où nous reconstruisons le social, croit pour sa part Jean-Pierre Desaulniers. Dans cette perspective, Les Bougon, c'est l'anti-Petite Vie. Dans la série de Claude Meunier, les gens se haïssaient les uns les autres, c'était une famille dysfonctionnelle. Les Bougon, c'est la famille qui se re-solidifie.»
Véritable source de discussion sur la morale et l'éthique, Les Bougon ajoute également au cynisme ambiant. D'accord, il s'agit d'une simple émission de télévision, mais ne faudrait-il pas craindre le cynisme grinçant de cette famille d'anarchistes? «C'est vrai qu'on a poussé le cynisme assez loin, reconnaît le sociologue Simon Langlois. On pourrait se demander si ce n'est pas dangereux pour les jeunes à la recherche de valeurs qui n'ont pas de modèles stables dans leur entourage. Il peut y avoir un effet négatif de ce point de vue-là. Comment trancher entre la critique sociale et le cynisme? La frontière est floue et il faut se poser la question.»
En attendant, Radio-Canada a commandé 24 nouveaux épisodes pour l'an prochain.
L'effet Bougon
Nathalie Collard
La Presse
Avec plus de deux millions de téléspectateurs, l'émission Les Bougon est devenue un véritable phénomène médiatique. Quant au terme «bougon», en l'espace de quelques semaines, il est entré dans le langage populaire. À la radio, dans les journaux, dans la rue ou au bureau, les références aux Bougon se comptent par dizaines...
Photo Presse Canadienne
Le 8 janvier dernier, au lendemain de la première diffusion des Bougon, la conversation de bureau tournait autour des tribulations de cette famille d'assistés sociaux dont la marque de commerce est la fraude ingénieuse d'un système qu'ils critiquent sans vergogne.
Depuis, ça ne lâche plus. Pas une semaine sans que des collègues de bureau, des amis ou des membres d'une même famille ne discutent de cette série audacieuse écrite par François Avard et Jean-Francois Mercier et produite par le tandem Fabienne Larouche-Michel Trudeau.
Le phénomène dépasse la conversation de photocopieur. Il suffit d'écouter la radio (à CKMF, un animateur lançait récemment: «Je vais me payer ma minute Bougon.» Quelques jours plus tôt, c'était au tour de l'animatrice Marie France Bazzo de lancer: «Je vais faire ma madame Bougon ce matin.»)
Bref, rarement une émission de télévision s'est-elle imposée aussi vite dans l'imaginaire collectif.
À un point tel que le terme bougon est en train de changer de sens. «On assiste à une dérive sémantique, estime Jean-Pierre Desaulniers, spécialiste de la télévision et professeur au département des communications de l'Université du Québec à Montréal.»
Avant, le terme «bougon» décrivait un chiâleux qui reste dans son coin. Aujourd'hui, le terme bougon décrit celui qui critique et qui fraude le système. Le bougon va passer d'un statut passif à celui d'actif, tout ça à cause d'une émission de télévision. C'est rare. C'est arrivé quelques fois avec des expressions comme «terrible, terrible», «y connaît ça» ou encore, avec le personnage de Jean-Paul Belleau imaginé par Lise Payette dans la série La Bonne Aventure. Mais c'est assez exceptionnel.»
La fin du politiquement correct
Les Bougon ont même envahi les quotidiens: dans les lettres ouvertes des lecteurs ou dans les éditoriaux, les références aux Bougon sont nombreuses.
«Pas de doute, l'auteur de la série a humé l'air du temps et il a vu juste, note Simon Langlois, sociologue et professeur à l'Université Laval, à Québec. La critique sociale a toujours existé. Qu'on pense au théâtre de Molière par exemple. Quand on se moque des élites, c'est l'écho de quelque chose.»
«J'appelle ça un momentum, un moment qui correspond à un point de changement», explique Jean-Pierre Desaulniers. «C'est aussi un enterrement de première classe du «politically correct», poursuit le professeur de communications. Ca fait longtemps que les gens sont tannés, les humoristes avaient déjà commencé à en parler mais là, on a trouvé une belle façon de rompre avec ce courant qui consistait à ne pas dire les vraies choses.»
Peut-on parler de phénomène médiatique lorsqu'on sait que le lancement d'une nouvelle série télévisée est souvent orchestré de main de maître par des équipes de relations publiques qui planifient les campagnes publicitaires, la tournée de promotion des acteurs et les entrevues dans les médias?
«On devrait plutôt parler de campagne de précaution plutôt que d'une campagne de marketing, estime Jean-Pierre Desaulniers de l'UQAM. Avec Les Bougon, Radio-Canada a été frileuse et sur la défensive. Même la publicité- mettant en vedette Rémy Girard qui explique qui sont les Bougon- était une opération défensive. On s'est empressé de situer la série comme oeuvre d'auteur plutôt que comme critique d'une classe sociale. Mais marketing ou pas, Les Bougon auraient eu le même effet.»
Critique sociale ou cynsime?
«La popularité des Bougon correspond à l'évolution du Québec, selon le sociologue Simon Langlois. Au Québec, on est entré dans une grande réflexion collective sur les modèles qu'on s'est donné, je pense à Québec inc. et à la Révolution tranquille par exemple. Les Bougon aussi remettent le fonctionnement de nos institutions en question. De plus, les gens paient beaucoup d'impôt, ils ont l'impression de ne pas recevoir les services correspondants et Les Bougon vient renforcer cette impression.»
«C'est la fin de la société individualiste des années 80, nous vivons à une époque où nous reconstruisons le social, croit pour sa part Jean-Pierre Desaulniers. Dans cette perspective, Les Bougon, c'est l'anti-Petite Vie. Dans la série de Claude Meunier, les gens se haïssaient les uns les autres, c'était une famille dysfonctionnelle. Les Bougon, c'est la famille qui se re-solidifie.»
Véritable source de discussion sur la morale et l'éthique, Les Bougon ajoute également au cynisme ambiant. D'accord, il s'agit d'une simple émission de télévision, mais ne faudrait-il pas craindre le cynisme grinçant de cette famille d'anarchistes? «C'est vrai qu'on a poussé le cynisme assez loin, reconnaît le sociologue Simon Langlois. On pourrait se demander si ce n'est pas dangereux pour les jeunes à la recherche de valeurs qui n'ont pas de modèles stables dans leur entourage. Il peut y avoir un effet négatif de ce point de vue-là. Comment trancher entre la critique sociale et le cynisme? La frontière est floue et il faut se poser la question.»
En attendant, Radio-Canada a commandé 24 nouveaux épisodes pour l'an prochain.