Publié : dim. nov. 13, 2005 7:35 am
Chacun comprend de quoi l’on parle lorsqu’on parle du temps. Qui ne croit même connaître intimement celui-ci ? Nul besoin d’être Kant, Einstein ou Heidegger pour s’autoriser à y aller de son avis d’expert, pour mettre en avant sa propre conception de la chose, pour raconter une petite anecdote personnelle. Eh oui ! On appartient à la condition humaine, on a ses opinions, une expérience à soi et cela suffit, pense-t-on, pour évoquer la question du temps. Ainsi colportons-nous sans cesse de vieux truismes et des idées-momies, comme si toutes nos réflexions sur le temps étaient d’emblée parasitées par les lieux communs. Portée par l’usage, émoussée par les commodités de langage, la notion de temps paraît toujours d’accès facile. Les philosophes ont beau la présenter depuis toujours comme une terrible épreuve de la pensée, nous nous laissons paresseusement abuser par ses allures familières.
Mais en réalité, cette familiarité apparente vient seulement de l’habitude, et non d’une élucidation. Car au fond, qu’est-ce que le temps ? Personne ne le sait vraiment. Et pour cause : dès que l’on s’intéresse à lui de trop près, il se durcit systématiquement en énigme ; et à chaque fois que l’on s’applique à mieux cerner sa nature, paradoxes et apories jaillissent aussitôt comme promesses en campagne électorale. Quelle que soit l’approche choisie (linguistique, philosophique, scientifique), on bute soit sur de nouveaux problèmes, soit sur d’anciennes difficultés que rien ne semble pouvoir dissoudre. Cette résistance inépuisable, c’est ce l’on pourrait appeler la « paradoxicalité » du temps.
1°) Le temps, un nœud de problèmes pour l’intellect
Commençons par recenser les difficultés rencontrées par l’intellect.
Ce dernier, mis en face du temps, ne sait pas faire autrement que braconner dans l’hétéroclite. Il mêle toute idée à l’idée contraire : tantôt il conçoit le temps comme ce qui passe, tantôt comme la trame inchangée de tout changement ; tantôt il l’invoque comme principe de changement, tantôt comme l’enveloppe invariable de toute chronologie ; tantôt il l’assimile à l’évanescence et à la furtivité, tantôt à une vaste arène perpétuellement en attente de ce qui viendra s’y produire ; tantôt il le pense à la suite de l’espace, tantôt à son encontre ; tantôt il l’assimile au mouvement, tantôt à l’envers du mouvement (c’est-à-dire au fixe ou à l’éternel) ; tantôt il le considère comme un concept empirique dont la texture serait tirée de notre expérience, tantôt comme un « a priori de notre sensibilité », au sens où l’entendement ne pourrait fonctionner sans lui ; tantôt il le conçoit comme un être purement physique, tantôt comme un produit de la conscience...
Ainsi le temps se retrouve-t-il toujours mis en balance entre une thèse et l’antithèse correspondante, comme s’il ne pouvait jamais être pensé autrement qu’entre deux chaises, comme si son ontologie ne savait pas comment se fixer une bonne fois pour toutes.
2°) Est-il vrai que le temps « passe » ?
En la matière, une saine critique du langage pourrait-elle aider l’intellect à y voir plus clair ? Il semble que non, car les mots n’ont pas d’accès direct au temps : ils ne font que graviter autour de lui en le voilant. Il suffit de voir la complaisance avec laquelle le langage courant confond le temps avec le mouvement, ou avec la durée, la simultanéité, le changement, la répétition, ou même avec l’éternité. Tout se passe comme si parler du temps, c’était nécessairement le travestir, voire le dénaturer.
Songeons à une phrase aussi simple que « le temps passe », que nous répétons à l’envi tant elle nous semble frappée au coin du bon sens. Que signifie-t-elle au juste ? Personne ne conteste que le temps est ce qui fait que toute chose passe, mais de là à dire que c’est le temps lui-même qui passe, n’est-ce pas commettre un abus de langage, opérer un glissement de sens ? La succession des trois moments du temps (le futur, le présent et le passé) n’implique nullement qu’on puisse dire que le temps se succède à lui-même. Eux passent, c’est certain, mais lui ? N’est-ce pas justement du fait de sa présence constante que les choses ne cessent de passer ? On devrait donc plutôt dire que c’est la réalité tout entière qui « passe », et non le temps lui-même, qui ne cesse jamais d’être là à faire justement passer la réalité. Ainsi discerne-t-on, à l’intérieur de l’écoulement temporel lui-même, la présence surprenante d’un principe actif qui demeure et ne change pas, par lequel le présent ne cesse de se succéder à lui-même (« Le temps lui-même en l’entier de son déploiement ne se meut pas et est immobile et en paix » , pour reprendre les mots de Heidegger). Ainsi donc, voulant dire que le temps est ontologiquement associé à la labilité et à la fuite, on se retrouve à devoir envisager son … immobilité !
Cette paradoxale immobilité qui agit au sein même du temps se perçoit d’ailleurs fort bien lorsqu’on examine le statut du présent. Nous pouvons affirmer que le présent passe, puisqu’il n’est jamais strictement le même. Mais nous pouvons également affirmer qu’il ne passe pas, puisque nous ne quittons un instant présent que pour en retrouver un autre. Le présent a donc ceci de singulier, de paradoxal même, qu’il est à la fois éternel et instantané, toujours là mais toujours en train de disparaître.
Il y a un autre problème à déclarer que « le temps passe ». Ce faisant, on affirme en effet, au moins implicitement, que le temps existe : il passe, donc il est. Avec son air de ne pas y toucher, cette expression si banale attribue donc au temps le statut d’un être indépendant des choses et des processus, lui offrant du même coup une promotion ontologique dont on peut se demander si elle est vraiment méritée. La question de la réalité et de l’autonomie du temps n’aurait-elle donc jamais fait débat ? Les mots, parfois, tranchent abusivement.
3°) Les ambiguïtés de la métaphore du fleuve
Mais heureusement, quand la pensée et le langage se mettent ainsi à flotter de concert, il y a toujours une bonne vieille métaphore, bien substantielle, qui vient à leur rescousse et dont on attend qu’enfin elle neutralise toutes les contradictions. Pour le temps, c’est l’image du fleuve, portée par l’éloquence spontanée du naturel, qui vient la première à l’esprit. Mais cette façon d’imager le temps, loin de résoudre les problèmes ou de lisser les contradictions, vient plutôt hypostasier sa nature en lui attribuant, de façon implicite, certaines propriétés des fleuves qu’il ne possède pas lui-même. Pour s’en rendre compte, il suffit de débusquer quelques-uns des a priori problématiques que l’image du fleuve charrie clandestinement.
D’abord, si le temps était vraiment comme un fleuve, quel serait son « lit » ? Par rapport à quoi s’écoulerait-il ? Que seraient ses berges ? Comme on voit, l’idée d’écoulement postule subrepticement l’existence de quelque réalité intemporelle dans laquelle passerait le temps. Elle habille le passage du temps d’un environnement qui, lui, ne passe pas. Le temps se retrouve ainsi étrangement rivé à son contraire. Lui qui était censé s’écouler, le voilà baignant dans du « non-temps ».
Autre problème, celui de la cause de l’écoulement. Dans le cas du fleuve, on la connaît, c’est la gravité : l’amont étant plus élevé que l’aval, l’eau s’écoule toujours dans le même sens, du haut vers le bas. Mais qu’est-ce qui fait couler le temps ? Nulle espèce de gravité ne peut ici être invoquée. Hier, aujourd’hui et demain sont des moments équivalents du temps, en tout cas à la même « altitude ». Le cours du temps ne procède donc pas d’une sorte de chute. Mais alors, qu’est-ce qui pousse le futur à s’écouler vers le passé en passant par le présent ? La métaphore ne le dit pas.
Enfin, dire que le temps s’écoule à la manière d’un fleuve suppose qu’il a par rapport à ses hypothétiques berges une certaine vitesse. Dans le langage courant, cette propriété, la vitesse, lui est d’ailleurs constamment attribuée. Ne dit-on pas que le temps passe « de plus en plus vite » ? Mais une vitesse, c’est la dérivée d’une certaine quantité par rapport … au temps. La vitesse du temps s’obtient donc en déterminant le rythme de la variation du temps vis-à-vis de … lui-même. Le temps prend manifestement un malin plaisir à transformer en pièges les énoncés les plus simples.
Du coup, la métaphore du fleuve, d’abord si commode, si évidente, si éloquente, se trouve rapidement privée de sa substance. Est-ce à dire qu’il faille complètement l’abandonner ? Non, d’autant que depuis Galilée et Newton, les physiciens sont parvenus à la sublimer en une représentation plus abstraite, celle de la ligne continue, le fameux « axe du temps ». Mais cette schématisation, loin de résoudre les difficultés, ne fait que les transposer. Le temps, que Balzac appelait « le grand maigre », aurait-il donc des « problèmes de ligne » ?
4°) Le temps aurait-il des problèmes de ligne ?
Le premier problème vient de ce que, pour engendrer une ligne à partir d’un point, il faut de surcroît se donner ce qui manque toujours à un instant pour faire de la durée, et qui est précisément … le temps ! La figuration du temps par une ligne a donc ceci d’incomplet qu’elle omet d’indiquer comment cette ligne se construit. Le présent n’amenant pas de lui-même un autre présent, il faut donc bien que quelque chose, un « petit moteur », le fasse à sa place. Ce petit moteur qui tire le fil et qui, continuellement, renouvelle le présent, qu’est-ce, sinon le temps même ? N’est-ce pas lui qui prolonge tout instant en continuité temporelle, c’est-à-dire en durée ? Ce qui nous amène à changer radicalement le regard que nous portons sur la ligne du temps : le temps existe moins dans la ligne par laquelle on le figure que dans la dynamique cachée qui construit cette ligne. On retrouve là la question que nous posions à propos du fleuve (qu’est-ce qui le fait couler ?).
Un deuxième problème se pose. Pour pouvoir dire qu’une infinité de points forme une ligne, ne faut-il pas que ceux-ci coexistent en même temps sous notre regard ? Bergson avait remarqué que la représentation du temps par une ligne n’était en réalité qu’une spatialisation du temps, qui confinait presque à sa négation : « Si l’on établit un ordre dans le successif, écrit-il, c’est que la succession devient simultanéité et se projette dans l’espace… Pour mettre cette argumentation sous une forme plus rigoureuse, imaginons une ligne droite, indéfinie, et sur cette ligne un point matériel A qui se déplace. Si ce point prenait conscience de lui-même, il se sentirait changer puisqu’il se meut : il apercevrait une succession ; mais cette succession revêtirait-elle, pour lui, la forme d’une ligne ? Oui, sans doute, à condition qu’il pût s’élever en quelque sorte au-dessus de cette ligne qu’il parcourt et en apercevoir simultanément plusieurs points juxtaposés : mais par-là même, il formerait l’idée d’espace, et c’est dans l’espace qu’il verrait se dérouler les changements qu’il subit, non dans la durée »
Une ligne, en effet, ne peut être perçue sous forme de ligne que par un spectateur situé hors d’elle. Or toute lévitation au-dessus du temps est impossible : jamais nous ne pouvons nous extraire du présent pour observer sa continuité avec le passé ou le futur. Alors comment diable parvenons-nous à parler d’une « forme du temps », dès lors que cela suppose d’avoir une vue extérieure sur le temps que nous n’avons justement pas ? Serions-nous tels des poissons mystérieusement capables de décrire la forme extérieure de leur bocal ?
Saint Augustin, qui avait eu le pressentiment de ce paradoxe, s’étonne dans ses Confessions de pouvoir sentir le passage du temps : « Comment puis-je à la fois être dans le présent et prendre suffisamment de recul pour m’apercevoir que le temps passe ? » Seize siècles plus tard, cette question continue de donner le vertige, même si l’argument avancé par Bergson pour contester la spatialisation du temps physique ne tient plus tout à fait. En effet, on sait aujourd’hui caractériser le fait qu’une ligne soit une ligne sans qu'il soit besoin de la plonger dans un espace plus grand qu’elle-même : sa « topologie » et ses propriétés essentielles, par exemple sa continuité, peuvent être mathématiquement définies de façon intrinsèque, c’est-à-dire sans prendre appui sur « l’extérieur » de la ligne.
5°) L’avenir existe-t-il déjà dans le futur ?
Enfin, si l’on représente le temps par une ligne, on doit s’interroger sur la localisation de cette dernière. Si tout est contenu dans le temps, dans quel espace extérieur au temps cette ligne du temps doit-elle être tracée ? Flotte-t-elle dans le vide ou s’appuie-t-elle sur « quelque chose » ? Nous retrouvons le problème de la rive déjà évoquée à propos de la métaphore du fleuve. Dans quoi le temps se déploie-t-il donc ? Lui qui englobe tout, comment pourrait-il être représenté dans quelque chose ? Existerait-il un « en-dehors » du temps ? On peut envisager deux types de réponses à ces questions : soit on imagine que le temps crée le monde au fur et à mesure qu’il passe, instant après instant, comme s’il le portait sur ses propres épaules et avançait avec lui ; soit on conçoit qu’il ne fait que parcourir un territoire déjà là, présent de toute éternité.
A ces deux hypothèses correspondant deux interprétations radicalement différentes, et même opposées, du temps physique. Selon la première, la représentation du temps par une ligne figure la production même de cette ligne, comme si le temps créait lui-même les points parcourus, comme si une force créatrice inhérente au présent le tirait du néant et en faisait à chaque fois une entité nouvelle. Selon la seconde interprétation, elle figure plutôt une sorte de scène infinie, déjà donnée, en attente de ce qui peut s’y produire et dans laquelle le temps vient simplement se déployer.
Selon que l’on choisit l’une ou l’autre de ces deux interprétations, le statut du futur change du tout au tout. En effet, si c’est le temps lui-même qui passe son temps à recréer le monde à chaque instant, alors il faut répondre, comme le faisait déjà Aristote, que l’avenir n’existe pas puisqu’il n’existe pas encore. Ce point de vue n’empêche nullement d’en parler comme s’il allait advenir avec certitude, comme s’il nous était d’une certaine façon présent, comme si nous étions sûrs que plus tard, il y aurait encore du présent, réservant nos incertitudes et nos interrogations non au fait que l’avenir sera, mais à ce qu’il sera et à ce qui s’y passera. Mais, dans cette conception, l’avenir n’a pas d’existence en soi. Il n’en a une que pour l’esprit. C’est seulement parce qu’on l’attend qu’il existe.
Si l’on choisit la deuxième hypothèse, alors tout se passe au contraire comme si l’avenir existait déjà dans le futur. Elle revient en effet à admettre que le passé, le présent et l’avenir ont toujours été là, reliées indistinctement en une espèce de réalité intemporelle, de sorte que l’univers n’aurait pas d’histoire proprement dite, mais nous, les « observateurs », nous lui en attribuerions une du fait que nous déroulerions nous-mêmes le fil du temps. Ce point de vue a eu les faveurs de certains physiciens inspirés par la relativité einsteinienne. Il était notamment défendu par Hermann Weyl, ami très proche d’Einstein, qui écrivait : « Le monde objectif tout simplement est ; il n’advient pas. C’est seulement au regard de ma conscience, avançant en rampant le long de la ligne d’univers de mon corps, qu’une section de ce monde vient à la vie dans l’espace comme une image fugace, qui change continuellement dans le temps ».
Peut-être sommes-nous en effet les producteurs d’une histoire que l’univers n’aurait pas sans nous : le monde ne passerait pas, mais nous le ferions passer en y passant. Tout aurait donc toujours été là, le passé, le présent et le futur, mais du fait de notre propre parcours nous ne découvririons cette réalité temporellement déployée que pas à pas, seconde après seconde. Le « petit moteur » du temps, ce serait donc nous !
Décidément, quand il s’agit de temps, les idées reçues sont prestement invitées à aller se faire recevoir ailleurs….
6°) Il était sept fois la révolution le dernier livre d'Etienne Klein
Présentation par l'éditeur
Certaines révolutions sont lentes et ne font pas couler de sang. Entre 1925 et 1935, la physique a connu une telle révolution, un bouleversement pacifique qui a concerné le seul monde des idées : les physiciens comprirent alors que les atomes, ces petits grains de matière découverts quelques années plus tôt, n'obéissaient pas aux lois de la physique classique. Il fallait en inventer de nouvelles, il fallait penser autrement la matière. Une décennie d'effervescence créatrice, d'audace, de tourments, une décennie miraculeuse, suffit à un petit nombre d'entre eux, tous jeunes, pour fonder l'une des plus belles constructions intellectuelles de tous les temps : la physique quantique, celle de l'infiniment petit, sur laquelle s'appuie toujours la physique actuelle.
Originaux, déterminés, attachants, pathétiques parfois, ces hommes ont en commun d'avoir été, chacun à sa façon, des génies. Dispersés aux quatre coins de l'Europe, à Cambridge, Copenhague, Göttingen, Vienne, Zurich ou Rome, ils se connaissaient bien, se rencontraient régulièrement, s'écrivaient souvent. Leurs travaux se faisaient écho, suscitant l'admiration des uns, la critique des autres, jusqu'à ce qu'ils constituent un édifice formel cohérent.
Ces hommes avaient aussi lu les grands philosophes, allant jusqu'à puiser dans leurs oeuvres une part de leur inspiration. Pris par une sorte de fièvre collective, ils pensèrent et travaillèrent avec acharnement, mais sans moyens, car c'est à la main ou à la règle qu'ils faisaient leurs calculs, par lettres ou cartes postales qu'ils correspondaient, en train qu'ils parcouraient l'Europe, en bateau qu'ils traversaient l'océan.
C'est à quelques-uns de ces hommes remarquables que ce livre souhaite rendre hommage : George Gamow, Albert Einstein, Paul Dirac, Ettore Majorana, Wolfgang Pauli, Paul Ehrenfest et Erwin Schrödinger.
Par Etienne Klein
Ingénieur-Physicien
www.Futura-Sciences.com
Mais en réalité, cette familiarité apparente vient seulement de l’habitude, et non d’une élucidation. Car au fond, qu’est-ce que le temps ? Personne ne le sait vraiment. Et pour cause : dès que l’on s’intéresse à lui de trop près, il se durcit systématiquement en énigme ; et à chaque fois que l’on s’applique à mieux cerner sa nature, paradoxes et apories jaillissent aussitôt comme promesses en campagne électorale. Quelle que soit l’approche choisie (linguistique, philosophique, scientifique), on bute soit sur de nouveaux problèmes, soit sur d’anciennes difficultés que rien ne semble pouvoir dissoudre. Cette résistance inépuisable, c’est ce l’on pourrait appeler la « paradoxicalité » du temps.
1°) Le temps, un nœud de problèmes pour l’intellect
Commençons par recenser les difficultés rencontrées par l’intellect.
Ce dernier, mis en face du temps, ne sait pas faire autrement que braconner dans l’hétéroclite. Il mêle toute idée à l’idée contraire : tantôt il conçoit le temps comme ce qui passe, tantôt comme la trame inchangée de tout changement ; tantôt il l’invoque comme principe de changement, tantôt comme l’enveloppe invariable de toute chronologie ; tantôt il l’assimile à l’évanescence et à la furtivité, tantôt à une vaste arène perpétuellement en attente de ce qui viendra s’y produire ; tantôt il le pense à la suite de l’espace, tantôt à son encontre ; tantôt il l’assimile au mouvement, tantôt à l’envers du mouvement (c’est-à-dire au fixe ou à l’éternel) ; tantôt il le considère comme un concept empirique dont la texture serait tirée de notre expérience, tantôt comme un « a priori de notre sensibilité », au sens où l’entendement ne pourrait fonctionner sans lui ; tantôt il le conçoit comme un être purement physique, tantôt comme un produit de la conscience...
Ainsi le temps se retrouve-t-il toujours mis en balance entre une thèse et l’antithèse correspondante, comme s’il ne pouvait jamais être pensé autrement qu’entre deux chaises, comme si son ontologie ne savait pas comment se fixer une bonne fois pour toutes.
2°) Est-il vrai que le temps « passe » ?
En la matière, une saine critique du langage pourrait-elle aider l’intellect à y voir plus clair ? Il semble que non, car les mots n’ont pas d’accès direct au temps : ils ne font que graviter autour de lui en le voilant. Il suffit de voir la complaisance avec laquelle le langage courant confond le temps avec le mouvement, ou avec la durée, la simultanéité, le changement, la répétition, ou même avec l’éternité. Tout se passe comme si parler du temps, c’était nécessairement le travestir, voire le dénaturer.
Songeons à une phrase aussi simple que « le temps passe », que nous répétons à l’envi tant elle nous semble frappée au coin du bon sens. Que signifie-t-elle au juste ? Personne ne conteste que le temps est ce qui fait que toute chose passe, mais de là à dire que c’est le temps lui-même qui passe, n’est-ce pas commettre un abus de langage, opérer un glissement de sens ? La succession des trois moments du temps (le futur, le présent et le passé) n’implique nullement qu’on puisse dire que le temps se succède à lui-même. Eux passent, c’est certain, mais lui ? N’est-ce pas justement du fait de sa présence constante que les choses ne cessent de passer ? On devrait donc plutôt dire que c’est la réalité tout entière qui « passe », et non le temps lui-même, qui ne cesse jamais d’être là à faire justement passer la réalité. Ainsi discerne-t-on, à l’intérieur de l’écoulement temporel lui-même, la présence surprenante d’un principe actif qui demeure et ne change pas, par lequel le présent ne cesse de se succéder à lui-même (« Le temps lui-même en l’entier de son déploiement ne se meut pas et est immobile et en paix » , pour reprendre les mots de Heidegger). Ainsi donc, voulant dire que le temps est ontologiquement associé à la labilité et à la fuite, on se retrouve à devoir envisager son … immobilité !
Cette paradoxale immobilité qui agit au sein même du temps se perçoit d’ailleurs fort bien lorsqu’on examine le statut du présent. Nous pouvons affirmer que le présent passe, puisqu’il n’est jamais strictement le même. Mais nous pouvons également affirmer qu’il ne passe pas, puisque nous ne quittons un instant présent que pour en retrouver un autre. Le présent a donc ceci de singulier, de paradoxal même, qu’il est à la fois éternel et instantané, toujours là mais toujours en train de disparaître.
Il y a un autre problème à déclarer que « le temps passe ». Ce faisant, on affirme en effet, au moins implicitement, que le temps existe : il passe, donc il est. Avec son air de ne pas y toucher, cette expression si banale attribue donc au temps le statut d’un être indépendant des choses et des processus, lui offrant du même coup une promotion ontologique dont on peut se demander si elle est vraiment méritée. La question de la réalité et de l’autonomie du temps n’aurait-elle donc jamais fait débat ? Les mots, parfois, tranchent abusivement.
3°) Les ambiguïtés de la métaphore du fleuve
Mais heureusement, quand la pensée et le langage se mettent ainsi à flotter de concert, il y a toujours une bonne vieille métaphore, bien substantielle, qui vient à leur rescousse et dont on attend qu’enfin elle neutralise toutes les contradictions. Pour le temps, c’est l’image du fleuve, portée par l’éloquence spontanée du naturel, qui vient la première à l’esprit. Mais cette façon d’imager le temps, loin de résoudre les problèmes ou de lisser les contradictions, vient plutôt hypostasier sa nature en lui attribuant, de façon implicite, certaines propriétés des fleuves qu’il ne possède pas lui-même. Pour s’en rendre compte, il suffit de débusquer quelques-uns des a priori problématiques que l’image du fleuve charrie clandestinement.
D’abord, si le temps était vraiment comme un fleuve, quel serait son « lit » ? Par rapport à quoi s’écoulerait-il ? Que seraient ses berges ? Comme on voit, l’idée d’écoulement postule subrepticement l’existence de quelque réalité intemporelle dans laquelle passerait le temps. Elle habille le passage du temps d’un environnement qui, lui, ne passe pas. Le temps se retrouve ainsi étrangement rivé à son contraire. Lui qui était censé s’écouler, le voilà baignant dans du « non-temps ».
Autre problème, celui de la cause de l’écoulement. Dans le cas du fleuve, on la connaît, c’est la gravité : l’amont étant plus élevé que l’aval, l’eau s’écoule toujours dans le même sens, du haut vers le bas. Mais qu’est-ce qui fait couler le temps ? Nulle espèce de gravité ne peut ici être invoquée. Hier, aujourd’hui et demain sont des moments équivalents du temps, en tout cas à la même « altitude ». Le cours du temps ne procède donc pas d’une sorte de chute. Mais alors, qu’est-ce qui pousse le futur à s’écouler vers le passé en passant par le présent ? La métaphore ne le dit pas.
Enfin, dire que le temps s’écoule à la manière d’un fleuve suppose qu’il a par rapport à ses hypothétiques berges une certaine vitesse. Dans le langage courant, cette propriété, la vitesse, lui est d’ailleurs constamment attribuée. Ne dit-on pas que le temps passe « de plus en plus vite » ? Mais une vitesse, c’est la dérivée d’une certaine quantité par rapport … au temps. La vitesse du temps s’obtient donc en déterminant le rythme de la variation du temps vis-à-vis de … lui-même. Le temps prend manifestement un malin plaisir à transformer en pièges les énoncés les plus simples.
Du coup, la métaphore du fleuve, d’abord si commode, si évidente, si éloquente, se trouve rapidement privée de sa substance. Est-ce à dire qu’il faille complètement l’abandonner ? Non, d’autant que depuis Galilée et Newton, les physiciens sont parvenus à la sublimer en une représentation plus abstraite, celle de la ligne continue, le fameux « axe du temps ». Mais cette schématisation, loin de résoudre les difficultés, ne fait que les transposer. Le temps, que Balzac appelait « le grand maigre », aurait-il donc des « problèmes de ligne » ?
4°) Le temps aurait-il des problèmes de ligne ?
Le premier problème vient de ce que, pour engendrer une ligne à partir d’un point, il faut de surcroît se donner ce qui manque toujours à un instant pour faire de la durée, et qui est précisément … le temps ! La figuration du temps par une ligne a donc ceci d’incomplet qu’elle omet d’indiquer comment cette ligne se construit. Le présent n’amenant pas de lui-même un autre présent, il faut donc bien que quelque chose, un « petit moteur », le fasse à sa place. Ce petit moteur qui tire le fil et qui, continuellement, renouvelle le présent, qu’est-ce, sinon le temps même ? N’est-ce pas lui qui prolonge tout instant en continuité temporelle, c’est-à-dire en durée ? Ce qui nous amène à changer radicalement le regard que nous portons sur la ligne du temps : le temps existe moins dans la ligne par laquelle on le figure que dans la dynamique cachée qui construit cette ligne. On retrouve là la question que nous posions à propos du fleuve (qu’est-ce qui le fait couler ?).
Un deuxième problème se pose. Pour pouvoir dire qu’une infinité de points forme une ligne, ne faut-il pas que ceux-ci coexistent en même temps sous notre regard ? Bergson avait remarqué que la représentation du temps par une ligne n’était en réalité qu’une spatialisation du temps, qui confinait presque à sa négation : « Si l’on établit un ordre dans le successif, écrit-il, c’est que la succession devient simultanéité et se projette dans l’espace… Pour mettre cette argumentation sous une forme plus rigoureuse, imaginons une ligne droite, indéfinie, et sur cette ligne un point matériel A qui se déplace. Si ce point prenait conscience de lui-même, il se sentirait changer puisqu’il se meut : il apercevrait une succession ; mais cette succession revêtirait-elle, pour lui, la forme d’une ligne ? Oui, sans doute, à condition qu’il pût s’élever en quelque sorte au-dessus de cette ligne qu’il parcourt et en apercevoir simultanément plusieurs points juxtaposés : mais par-là même, il formerait l’idée d’espace, et c’est dans l’espace qu’il verrait se dérouler les changements qu’il subit, non dans la durée »
Une ligne, en effet, ne peut être perçue sous forme de ligne que par un spectateur situé hors d’elle. Or toute lévitation au-dessus du temps est impossible : jamais nous ne pouvons nous extraire du présent pour observer sa continuité avec le passé ou le futur. Alors comment diable parvenons-nous à parler d’une « forme du temps », dès lors que cela suppose d’avoir une vue extérieure sur le temps que nous n’avons justement pas ? Serions-nous tels des poissons mystérieusement capables de décrire la forme extérieure de leur bocal ?
Saint Augustin, qui avait eu le pressentiment de ce paradoxe, s’étonne dans ses Confessions de pouvoir sentir le passage du temps : « Comment puis-je à la fois être dans le présent et prendre suffisamment de recul pour m’apercevoir que le temps passe ? » Seize siècles plus tard, cette question continue de donner le vertige, même si l’argument avancé par Bergson pour contester la spatialisation du temps physique ne tient plus tout à fait. En effet, on sait aujourd’hui caractériser le fait qu’une ligne soit une ligne sans qu'il soit besoin de la plonger dans un espace plus grand qu’elle-même : sa « topologie » et ses propriétés essentielles, par exemple sa continuité, peuvent être mathématiquement définies de façon intrinsèque, c’est-à-dire sans prendre appui sur « l’extérieur » de la ligne.
5°) L’avenir existe-t-il déjà dans le futur ?
Enfin, si l’on représente le temps par une ligne, on doit s’interroger sur la localisation de cette dernière. Si tout est contenu dans le temps, dans quel espace extérieur au temps cette ligne du temps doit-elle être tracée ? Flotte-t-elle dans le vide ou s’appuie-t-elle sur « quelque chose » ? Nous retrouvons le problème de la rive déjà évoquée à propos de la métaphore du fleuve. Dans quoi le temps se déploie-t-il donc ? Lui qui englobe tout, comment pourrait-il être représenté dans quelque chose ? Existerait-il un « en-dehors » du temps ? On peut envisager deux types de réponses à ces questions : soit on imagine que le temps crée le monde au fur et à mesure qu’il passe, instant après instant, comme s’il le portait sur ses propres épaules et avançait avec lui ; soit on conçoit qu’il ne fait que parcourir un territoire déjà là, présent de toute éternité.
A ces deux hypothèses correspondant deux interprétations radicalement différentes, et même opposées, du temps physique. Selon la première, la représentation du temps par une ligne figure la production même de cette ligne, comme si le temps créait lui-même les points parcourus, comme si une force créatrice inhérente au présent le tirait du néant et en faisait à chaque fois une entité nouvelle. Selon la seconde interprétation, elle figure plutôt une sorte de scène infinie, déjà donnée, en attente de ce qui peut s’y produire et dans laquelle le temps vient simplement se déployer.
Selon que l’on choisit l’une ou l’autre de ces deux interprétations, le statut du futur change du tout au tout. En effet, si c’est le temps lui-même qui passe son temps à recréer le monde à chaque instant, alors il faut répondre, comme le faisait déjà Aristote, que l’avenir n’existe pas puisqu’il n’existe pas encore. Ce point de vue n’empêche nullement d’en parler comme s’il allait advenir avec certitude, comme s’il nous était d’une certaine façon présent, comme si nous étions sûrs que plus tard, il y aurait encore du présent, réservant nos incertitudes et nos interrogations non au fait que l’avenir sera, mais à ce qu’il sera et à ce qui s’y passera. Mais, dans cette conception, l’avenir n’a pas d’existence en soi. Il n’en a une que pour l’esprit. C’est seulement parce qu’on l’attend qu’il existe.
Si l’on choisit la deuxième hypothèse, alors tout se passe au contraire comme si l’avenir existait déjà dans le futur. Elle revient en effet à admettre que le passé, le présent et l’avenir ont toujours été là, reliées indistinctement en une espèce de réalité intemporelle, de sorte que l’univers n’aurait pas d’histoire proprement dite, mais nous, les « observateurs », nous lui en attribuerions une du fait que nous déroulerions nous-mêmes le fil du temps. Ce point de vue a eu les faveurs de certains physiciens inspirés par la relativité einsteinienne. Il était notamment défendu par Hermann Weyl, ami très proche d’Einstein, qui écrivait : « Le monde objectif tout simplement est ; il n’advient pas. C’est seulement au regard de ma conscience, avançant en rampant le long de la ligne d’univers de mon corps, qu’une section de ce monde vient à la vie dans l’espace comme une image fugace, qui change continuellement dans le temps ».
Peut-être sommes-nous en effet les producteurs d’une histoire que l’univers n’aurait pas sans nous : le monde ne passerait pas, mais nous le ferions passer en y passant. Tout aurait donc toujours été là, le passé, le présent et le futur, mais du fait de notre propre parcours nous ne découvririons cette réalité temporellement déployée que pas à pas, seconde après seconde. Le « petit moteur » du temps, ce serait donc nous !
Décidément, quand il s’agit de temps, les idées reçues sont prestement invitées à aller se faire recevoir ailleurs….
6°) Il était sept fois la révolution le dernier livre d'Etienne Klein
Présentation par l'éditeur
Certaines révolutions sont lentes et ne font pas couler de sang. Entre 1925 et 1935, la physique a connu une telle révolution, un bouleversement pacifique qui a concerné le seul monde des idées : les physiciens comprirent alors que les atomes, ces petits grains de matière découverts quelques années plus tôt, n'obéissaient pas aux lois de la physique classique. Il fallait en inventer de nouvelles, il fallait penser autrement la matière. Une décennie d'effervescence créatrice, d'audace, de tourments, une décennie miraculeuse, suffit à un petit nombre d'entre eux, tous jeunes, pour fonder l'une des plus belles constructions intellectuelles de tous les temps : la physique quantique, celle de l'infiniment petit, sur laquelle s'appuie toujours la physique actuelle.
Originaux, déterminés, attachants, pathétiques parfois, ces hommes ont en commun d'avoir été, chacun à sa façon, des génies. Dispersés aux quatre coins de l'Europe, à Cambridge, Copenhague, Göttingen, Vienne, Zurich ou Rome, ils se connaissaient bien, se rencontraient régulièrement, s'écrivaient souvent. Leurs travaux se faisaient écho, suscitant l'admiration des uns, la critique des autres, jusqu'à ce qu'ils constituent un édifice formel cohérent.
Ces hommes avaient aussi lu les grands philosophes, allant jusqu'à puiser dans leurs oeuvres une part de leur inspiration. Pris par une sorte de fièvre collective, ils pensèrent et travaillèrent avec acharnement, mais sans moyens, car c'est à la main ou à la règle qu'ils faisaient leurs calculs, par lettres ou cartes postales qu'ils correspondaient, en train qu'ils parcouraient l'Europe, en bateau qu'ils traversaient l'océan.
C'est à quelques-uns de ces hommes remarquables que ce livre souhaite rendre hommage : George Gamow, Albert Einstein, Paul Dirac, Ettore Majorana, Wolfgang Pauli, Paul Ehrenfest et Erwin Schrödinger.
Par Etienne Klein
Ingénieur-Physicien
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