Les jumeaux de la météorite

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Les jumeaux de la météorite

Il y a près de 300 millions d'années, une météorite a créé ce qui deviendra l'un des prochains parcs nationaux du Québec: le cratère double du lac à l'Eau Claire.

par Nicole Pons

Une symphonie tricolore défile au hublot du Otter : à perte d'horizon, des centaines de lacs bleu saphir parsèment un tapis de lichen blanc tacheté de sapins vert sombre. L'hydravion nous emmène explorer un joyau, le lac à l'Eau Claire, à 56° 13' de latitude Nord, à 125 km à l'est de la baie d'Hudson. Avec ses 1 211 km2, c'est le deuxième lac naturel du Québec, après le Mistassini.

Le ciel est capricieux, le plafond bas, et le décor se dévoile juste avant l'amerrissage. Notre destination est une pourvoirie comptant trois petits chalets posés au bord de l'eau, au milieu du labyrinthe d'îles qui borde l'ouest du lac. En saison estivale, un couple de gardiens y demeure. L'endroit est fréquenté par des pêcheurs et des chasseurs de caribous. Pour notre part, nous sommes là pour explorer les lieux. Deux guides, spécialistes du kayak et des aventures en terrain isolé, François Guillot et Régis Fournier, plus une responsable de la pourvoirie, Marie-Anne Vanoppre, accompagnent notre groupe de huit personnes.

Le lac à l'Eau Claire est bien connu des géologues et autres spécialistes des sciences de la terre. Il s'est formé dans un cratère double creusé, il y a environ 290 millions d'années, par une météorite qui s'est brisée en deux parties juste avant de percuter le sol. Les deux bassins circulaires à de 32 km de diamètre (lac ouest) et de 22 km de diamètre (lac est) - communiquent, mais ils sont séparés par un chapelet d'îles. Seuls deux autres cratères doubles, formés par des impacts météoritiques simultanés, sont connus à ce jour dans le monde : un en Finlande, l'autre en Allemagne.

Dans les années 1960, dans le cadre du programme Apollo, réalisé à l'occasion des premières missions spatiales, la Commission géologique du Canada a fait des recherches scientifiques sur les cratères. De 1956 à 1995, il est question du lac à l'Eau Claire dans 74 ouvrages portant sur les astroblèmes (cratères d'impacts météoritiques probables) qu'on trouve un peu partout dans le monde ; ils ont été rédigés par des géologues, des géophysiciens et des astronomes, surtout canadiens et américains, ainsi que par la NASA. Les chercheurs (dont Paul W. Hodge, sommité en matière d'astronomie et auteur de Meteorite Craters and Impact Structures of the Earth, publié en 1994) ont conclu qu'une météorite de type chondrite - météorite pierreuse formée en grande partie par l'accumulation de chondres, particules sphériques cristallisées à partir de liquides silicatés - est à l'origine de ce double cratère. Dans une étude de 1993, le géologue Jehan Rondot évalue le diamètre du bolide à environ un kilomètre et la profondeur du fossé qu'il a creusé à 3 000 m. Sa chute s'est produite au début du permien, dernière période de l'ère primaire, il y a 290 millions d'années (avec une marge de plus ou moins 20 millions d'années), soit avant la formation des Appalaches, il y a 255 millions d'années.

Après la dernière glaciation quaternaire, la région a été envahie par la mer de Tyrell - préfigurant la baie d'Hudson -, il y a 7 800 ans. Libéré du poids de la glace, qui atteignait jusqu'à 5 000 m d'épaisseur, le terrain a commencé à se relever, mouvement qui se poursuit encore, jusqu'à un mètre par siècle. Autour du lac, on observe des traînées morainiques créées par le raclage du glacier sur la roche lors de son recul et des traces d'un lac proglaciaire (eau de fonte d'un glacier s'accumulant dans une dépression frontale).

Aujourd'hui, un vent violent a chassé les nuages. Sous un soleil étincelant, nous partons en chaloupe vers une île située juste devant le camp. Une montée d'environ 100 m à flanc de colline, à travers les massifs odorants de thé du Labrador (lédon du Groenland, Ledum groenlandicum), nous mène jusqu'à un plateau dégagé avec vue à 360°. L'air est vif, d'une pureté inouïe, et le silence est impressionnant. Face à l'immensité lacustre, tel un guetteur veillant sur les lieux, un inukshuk nous accueille. Cet amoncellement de pierres symbolisant une forme humaine rappelle la présence des Inuits ici depuis des lustres.

De ce point d'observation, le lac ouest, saupoudré de centaines d'îles, bordé d'une infinité de collines arrondies, étale des eaux d'une limpidité remarquable. Elles se déversent par la rivière à l'Eau Claire (seul exutoire du lac) dans le lac Guillaume-Delisle, à 100 km à l'ouest. Et de là dans la baie d'Hudson toute proche. Le relief morcelé, culminant à 419 m, s'étend sur une largeur de 5 à 10 km autour du lac ; il correspond à un réseau de fractures lié au fossé originel. Nous randonnons dans la toundra forestière dominée par le bouleau nain, avec quelques épinettes noires. Au sol, des crottes fraîches de loup. Il s'agit du loup gris (Canis lupus) de la sous-espèce du loup du Labrador (Canis lupus labradorius), un animal de taille moyenne dont la couleur peut varier du gris foncé au blanc presque pur, très présent dans les parages. Tous les matins, près du camp, des loups se manifestent par leurs hurlements. Et hier soir, j'ai observé une louve et ses petits, à deux mètres devant ma chambre. Nous sommes restés en tête-â-tête, à la lumière de la lune, pendant de longues minutes.

Nous attendons la décision de François et Régis pour partir explorer en kayak pendant deux jours la partie ouest du lac occidental, truffée d'îles. Le contact au ras des flots permettra à chacun un rapport intime avec les éléments. Il pleut mais le vent a faibli, c'est donc le temps d'y aller. Après les recommandations d'usage sur la sécurité, nous entassons juste les affaires indispensables dans les compartiments étanches des sept kayaks.

Dix fois plus profond que les autres lacs de la région, le lac à l'Eau Claire atteint jusqu'à 178 m pour le cratère est, 103 m pour le cratère ouest, où nous sommes. Véritable mer intérieure, il est presque toujours agité de vagues. Poussés par un vent du nord-ouest, nous louvoyons entre les îles. Certaines, très rapprochées, forment des sortes de fjords. C'est merveilleusement beau, mais accrochés à nos pagaies, nous n'avons pas vraiment le temps de réfléchir à la douceur des choses. Nos minuscules kayaks aux vives couleurs - rouge, orange, bleu - sont ballottés en tous sens.

Nous ne sommes pas les premiers à affronter les eaux agitées du lac. Les Inuits l'utilisaient déjà comme voie de communication. De même que les Européens, à partir de 1828, quand George Atkinson, alors en mission pour la Compagnie de la Baie d'Hudson, repère une voie d'eau par la rivière et le lac à l'Eau Claire pour relier la baie d'Hudson à la baie d'Ungava, où un nouveau poste de traite des fourrures a été installé, à Fort Chimo, actuel Kuujjuaq.

Après plusieurs heures de kayak, nous trouvons l'endroit idéal pour le bivouac, sur une île, à l'abri d'une colline. Une fois les tentes installées et les casquettes moustiquaires enfilées, nous grimpons voir le panorama. Grandiose. Les montagnes aux roches irisées d'or sous le soleil rasant, les nuages roses, le ciel et l'eau couleur lavande, les épinettes noires dressées...

Au sol, entre d'énormes blocs de l'omniprésent granit, un tapis épais et serré de lichen blanc (Cladonia alpestris) se colore d'airelles à feuilles étroites (bleuets des régions nordiques), de camarines noires et de chicoutés (ronces petit-mûrier, Rubus chamaemorus), aux petits fruits orange. Symbiose entre une algue et un champignon, le lichen se nourrit de l'air, dont la pureté est primordiale à sa survie. Surnommé mousse à caribou, car il est la nourriture préférée de cet animal, il ne pousse qu'au rythme de 0,1 à 0,3 mm par an. En septembre, le lac à l'Eau Claire est fréquenté par le troupeau de caribous des bois (Rangifer tarandus caribou) de la rivière aux Feuilles (nord du Nunavik), migrant vers la Baie-James, au sud, pour l'hiver. Estimée à 300 000 bêtes au moins, c'est la plus grosse harde du monde, avec celle de la rivière George (nord-est du Nunavik). Piétinant tout sur leur passage, les caribous ont créé un énorme bourbier.

La partie centrale du cratère ouest (profondeur : 40 m) comprend un anneau concentrique d'îles d'environ 16 km de diamètre, au milieu duquel trône un archipel de six îlots. Cet ensemble, que nous rejoignons en chaloupe après avoir affronté pas mal de vagues, nous ramène à la météorite d'origine. Le professeur Eugene P. Gurov (Institut de géologie de l'Académie des sciences d'Ukraine) a expliqué la structure des cratères d'impacts météoritiques. Ceux de moins de 5 km de diamètre sont des cratères simples (en forme de bol). Ceux de plus de 5 km sont généralement complexes, avec soulèvement du fond au centre (pic central, comme l'île René-Levasseur, dans le lac Manicouagan, ou les hautes montagnes des ƒboulements). Pour les plus grands cratères, une partie de cette plate-forme s'effondre : restent un ou plusieurs anneaux concentriques montagneux. Le cratère ouest du lac à l'Eau Claire est un exemple typique de structure complexe.

Sur un petit îlot lointain et inaccessible, émergé des entrailles de la terre il y a plus de 200 millions d'années, nous nous sentons grisés de liberté, comme si nous venions de découvrir un nouveau monde.

Renseignements pratiques
Le seul moyen d'aller au lac à l'Eau Claire est l'hydravion. Il faut d'abord se rendre jusqu'à Radisson (barrage LG-2, 1 408 km de Montréal, 17 heures de route ou 5 heures 40 d'avion, avec plusieurs arrêts). De là, on parcourt 385 km vers l'est sur la Transtaïga, longeant les barrages de la Grande Rivière jusqu'à la pourvoirie Mirage, qui possède des camps dans le Nunavik, dont celui du lac à l'Eau Claire. On décolle du réservoir LG-4 pour une dernière étape de 300 km, cap plein nord. Le climat imprévisible, avec souvent de la pluie et du vent, complique le travail des pilotes de brousse, qui effectuent des rotations régulières pour amener, en plus des passagers, tout le matériel nécessaire à la vie du camp.

Pour tenter l'expérience du lac à l'Eau Claire, il faut accepter l'isolement du lieu. La société ÉCOaventures organise l'été des expéditions d'aventure douce, dans un cadre très sécuritaire (tél. : 1 866 339-6202 ; (819) 339-3300 ; www.ecoaventures.ca).