Publié : mar. oct. 05, 2004 3:01 pm
Les étoiles en voie de disparition
Jean-Philippe Fortin
collaboration spéciale, La Presse
«J'habite la Rive-Sud, explique au téléphone l'astronome Pierre Bastien, directeur de l'Observatoire du mont Mégantic (OMM). Au milieu des années 80, au sud de l'autoroute 30, je pouvais voir très bien le ciel avec une simple paire de jumelles. J'y suis retourné, et ce n'est plus possible. Par expérience, ça s'est probablement dégradé de moitié. »
Dans le Nord, à Saint-Faustin, Rémi Lacasse, président de la Fédération des astronomes amateurs du Québec (FAAQ) corrobore les observations empiriques de son collègue. « À Montréal, on ne voit plus que 50 à 100 étoiles alors qu'on devrait en voir 3000 ou 4000.
Il est impossible en région métropolitaine d'avoir un beau ciel. »
La pollution lumineuse, déplorent-ils en choeur, fait sérieusement pâlir les étoiles. Si rien n'est fait, même la mission de l'OMM est compromise. Depuis 1978, la qualité du ciel, mesurée scientifiquement cette fois, s'y est dégradée de 50 %.
Des réverbères aux panneaux publicitaires, tout ce que l'homme a inventé pour repousser les ténèbres est responsable de ce phénomène. Si on n'y met pas un frein, il ne reste pas 10 ans à l'OMM. « Une partie de cet éclairage est dirigé vers le ciel et est diffusé dans toutes les directions parce que réfléchi par des particules, des poussières, explique Pierre Bastien, de sorte qu'on ne voit plus rien avec un télescope d'un demi-mètre, ce n'est pas peu dire. »
Au triste palmarès de la pollution lumineuse, le Québec s'illustre. « En 1997, Montréal envoyait autant de lumière vers le ciel que la ville de New York! » lit-on sur le site Internet du Groupe de recherche en astrophysique de l'Université Laval. Et Québec surpasse Boston et même la Ville lumière, Paris! Réflexion de la lumière sur la neige mise à part, le Québec est de deux à trois fois plus lumineux que l'Europe ou les États-Unis, y apprend-on encore. Rémi Lacasse attribue cela en partie au faible coût de l'électricité chez nous.
Des sommes astronomiques
Le comité Ciel noir de la Fédération des astronomes planche sur une campagne de sensibilisation. Son argument massue: celui des sous. Et c'est le cas de le dire, on parle de sommes astronomiques.
En effet, en matière d'efficacité énergétique, l'éclairage nocturne ne... brille pas parmi les meilleurs. « Selon l'International Dark-Sky Association (IDSA), le tiers de l'énergie utilisée à des fins d'éclairage externe est perdue », souligne M. Lacasse. En fait, 30 % de la lumière d'un lampadaire illumine carrément le ciel, alors qu'un abat-jour et une ampoule moins forte feraient un travail plus adéquat.
Au Québec, c'est 45 millions qu'on jette au firmament (voir encadré). Cette évaluation, citée dans un mémoire réalisé pour le compte de la Fédération des astronomes en 2002, est jugée modeste. Selon M. Lacasse, il y a deux ou trois ans, aux États-Unis, on perdait ainsi un milliard.
Qu'on se détrompe donc, le ciel noir ne compte pas que pour les astronomes, amateurs ou patentés. D'ailleurs, l'UNESCO a classé en 1992 la voûte céleste au patrimoine de l'humanité.
La nuit recule
L'astrophysicien Hubert Reeves rentre de Paris, où il présidait il y a 10 jours le quatrième Symposium pour la protection du ciel nocturne, organisé par l'association française du même nom et l'IDSA. « La protection du ciel, la diminution de la pollution lumineuse, est désirée par des gens différents et pour des causes différentes, affirme-t-il. D'abord, il faut redonner le ciel aux gens. C'est une expérience humaine très forte que d'être confronté à la nuit noire. Or, c'est quelque chose dont les gens sont privés maintenant. Les premiers intéressés, c'est tout le monde dans son rapport avec l'univers. » En consultant le programme du symposium, on ne peut que lui donner raison: la nuit recule partout.
Et « cela perturbe énormément la vie animale, on le voit dans les migrations des oiseaux par exemple », rappelle Hubert Reeves. Lors du symposium, la Ligue ROC, une association française de protection de la faune, présentait une synthèse sur ce sujet. Hubert Reeves en est le président. En fait, le rythme circadien (l'alternance du jour et de la nuit) influence de façon déterminante l'horloge biologique de la faune et de la flore, et joue également sur celle de l'homme.
C'est ce qui fait dire à Nelly Boutinot, collaboratrice d'Hubert Reeves et vice-présidente de la Ligue, que « le ciel est bien pâlot et c'est un signe de mauvaise santé. »
La peur du noir
Né d'abord d'un besoin de sécurité, l'éclairage nocturne a proliféré. Les systèmes sont aisément accessibles et la réglementation est souvent embryonnaire. Ainsi, on est tombé dans l'excès inverse. Qu'on pense au rayonnement blafard mais intense des stationnements de centre commerciaux ou des marchands de voitures, par exemple.
« Trop d'éclairage, observe Rémi Lacasse, cause des problèmes d'éblouissement «, en auto ou à pied. « Avec une population vieillissante, c'est un problème: l'oeil réagit moins vite à la lumière. »
Réfléchissant tout haut, Philippe Poullaouec-Gonidec, de la chaire en paysage de l'Université de Montréal, le reconnaît. Mais la lumière, c'est plus que ça, note-t-il, elle est aujourd'hui multifonctionnelle. En plus de la sécurité, elle magnifie le patrimoine bâti et sert à créer des ambiances. Reste qu'il faut concilier tout cela sans polluer le ciel étoilé.
Or, tous nous l'ont à peu près dit, la culture de l'éclairage est à peu près nulle ici. « Quelqu'un qui s'installe avec une chaîne stéréo dans sa cour n'aura pas la même approche que s'il posait un système d'éclairage », illustre Rémi Lacasse. Pourtant, la lumière, comme la musique, se rend chez les voisins.
Et ils sont parfois à 100 km: en Montérégie, celle de Sherbrooke fait... de l'ombre à l'OMM. Celui-ci, l'Astrolab et le Parc du Mont-Mégantic, ont entrepris une campagne de protection du ciel noir. On espère renverser la vapeur, expose Pierre Bastien, d'ici 2010. On discute avec les MRC des alentours, avec la ville de Sherbrooke et on est optimiste. « Les gens sont souvent mal informés, ils ne veulent pas mal faire, mais ils ne savent pas ce qu'ils font. » Comme disent les Chinois, « l'ignorance est la nuit de l'esprit, et cette nuit n'a ni lune ni étoiles. »
Hubert Reeves se dit certes inquiet, mais constate qu'il y a des progrès: « Je vois avec le Symposium que la première étape, la prise de conscience, se fait et de plus en plus. »
« Le ciel est un bout- immense- de nature inaltéré et d'avoir le ciel en ville, ce serait aussi important que le parc en ville, reprend Philippe Poullaouec-Gonidec. Le ciel est aussi spectacle, ce n'est pas que des étoiles figées. » Il pense aussi aux aurores boréales et aux nuits d'étoiles filantes.
POLLUTION LUMINEUSE PAR AGGLOMÉRATION
Agglomération: Population - GW*h/an - M$/an
Montréal: 3 127 000 - 245 - 15
Québec: 646 000 - 80 - 5
Chicoutimi: 161 000 - 20 - 1,2
Trois-Rivières: 136 000 - 16 - 1,0
Ensemble du Québec: 7 300 000 - 760 - 45
* Gigawatt --Message edité par Rénatane le 2004-10-05 21:03:03--